Les collections de la Maison de Verre (1928-1933), œuvre de l’architecte ensemblier Pierre Chareau (1883-1950) - pour le bâti et le mobilier - ont été dispersées chez Christie’s à Paris le 7 octobre 2021. Il s’agissait pourtant de la manifestation d’un art total, autant que d’un témoignage de la vie d’un milieu éclairé, uni par des liens d’amitié donnant naissance à l’un des symboles internationaux de la modernité durant les Années Folles.
Le docteur Jean Dalsace (1893-1970) et son épouse Annie (1896-1968), née Anna Bernheim, firent la connaissance de Pierre Chareau par sa femme anglaise, Louise Dorothee Dyte, surnommée Dollie, épousée en 1904. Celle-ci dispensait en effet des cours d’anglais à la jeune Anna Bernheim, de 16 ans sa cadette. Plus tard, elle créera des coussins pour certains des sièges conçus par son mari (lot 93).
De son côté, Jean Dalsace était, à Epinal, camarade de classe du futur peintre, céramiste et cartonnier Jean Lurçat (1892-1966), qu’il présenta à Pierre Chareau pour collaborer à la couverture de certains des ses sièges (notamment lots 14, 16, 34).
Après leur mariage, en 1918, les époux Dalsace s’installèrent au 195 boulevard Saint-Germain. Il firent alors appel à Pierre Chareau, qui réalisa pour leur appartement les premiers meubles qu’il exposa au salon d’Automne en 1919 : "le bureau et la chambre d’un jeune médecin". Après le don, fait au jeune couple par Edmond Bernheim, père d’Annie, d’un hôtel particulier du XVIIIe siècle, situé au 31 de la rue Saint-Guillaume, c’est naturellement à Pierre Chareau que furent confiés la construction et l’ameublement de la future "maison de Verre", résidence et cabinet médical, dont les premiers plans datent de 1927.
La famille Bernheim eut également recours au talent de Pierre Chareau, recommandé par le couple Dalsace. L’architecte-ensemblier conçut ainsi le Club-House du Golf de Beauvallon pour Émile Bernheim (1937), la Villa Vent d’Aval pour Edmond Bernheim (1927-1928) et aménagea en 1928 le Grand Hôtel de Tours pour Paul Bernheim.
Dans la continuité des salons du XVIIIe siècle, les Dalsace recevaient, dans leur Maison de Verre meublée par Chareau, le tout-Paris des arts, des lettres et de la musique, notamment Louis Aragon et Paul Eluard, Louis Jouvet, Gérard Philipe, Jacques Prévert, Jeanne Bucher, Max Ernst ou Darius Milhaud...
Si la Maison de Verre a été classée au titre des monuments historiques dès 1982, servitude s’étendant depuis 2016 aux immeubles par destination, son mobilier, indissociable d’un patrimoine immatériel considérable - témoignage du cercle amical des Dalsace et d’usages sociaux particulièrement riches - ne fut jamais protégé.
La Maison de Verre fut vendue en 2005 par les héritiers d’Annie et de Jean Dalsace à Robert Rubin, célèbre collectionneur américain. Les vendeurs, conscient de l’importance patrimoniale de l’ensemble, eurent alors la volonté de maintenir une bonne part du mobilier in situ par une convention quinquennale renouvelable conclue avec l’acheteur de l’immeuble (voir l’article de Roxana Azimi).
La propriété des murs et du mobilier étant désormais dissociée, il était en revanche impossible de mettre à profit les dispositions salutaires de la loi LCAP du 7 juillet 2016 permettant de grever un meuble d’une servitude d’attachement à perpétuelle demeure : "Lorsque des objets mobiliers classés ou un ensemble historique mobilier classé sont attachés, par des liens historiques ou artistiques remarquables, à un immeuble classé et forment avec lui un ensemble d’une qualité et d’une cohérence dont la conservation dans son intégrité présente un intérêt public, ces objets mobiliers ou cet ensemble historique mobilier peuvent être grevés d’une servitude de maintien dans les lieux par décision de l’autorité administrative, après avis de la Commission nationale du patrimoine et de l’architecture et accord du propriétaire" (voir article L. 622-1-2 du code du patrimoine).
Il était cependant tout à fait possible de consentir à un classement comme "ensemble mobilier" ayant pour effet de rendre inexportable et indivisible le mobilier de la Maison de Verre (et même au ministère de l’imposer par décret pris en conseil d’État contre indemnité) : "Un ensemble ou une collection d’objets mobiliers dont la conservation dans son intégrité et sa cohérence présente un intérêt public au point de vue de l’histoire, de l’art, de l’architecture, de l’archéologie, de l’ethnologie, de la science ou de la technique peut être classé au titre des monuments historiques comme ensemble historique mobilier par décision de l’autorité administrative, après avis de la Commission nationale du patrimoine et de l’architecture. Cet ensemble ne peut être divisé ou aliéné par lot ou pièce sans autorisation de cette autorité." (voir article L. 622-1-1 du code du patrimoine).
Cette solution ne fut pas retenue, malgré un remarquable mémoire de l’Ecole du Louvre intitulé Analyse critique et inventaire de l’ensemble mobilier de la Maison de Verre de Pierre Chareau à travers les dispositifs législatifs de protection du patrimoine suscité, dans la foulée de la loi LCAP, par le ministère de la Culture lui-même et soutenu en mai 2017 par Fanny Torre.
Mais consentir à ces protections impliquait, pour la famille, de renoncer à la valeur financière de créations emblématiques du XXe siècle, portées aujourd’hui au pinacle du marché de l’art. On peut en effet estimer qu’un attachement à perpétuelle demeure fait perdre 80 % de leur valeur aux biens meubles qui en sont grevés (l’immeuble étant en revanche valorisé à hauteur de 20% de leur prix), tandis qu’un classement comme ensemble mobilier, par l’interdiction de division et de sortie du territoire qu’il suppose, minore sa valeur de près de 50 %.
Or, la mort, au printemps 2018, d’Aline Vellay-Dalsace, fille des commanditaires, à l’âge de 98 ans, a posé des problèmes classiques de règlement de droits de succession. Aussi, la recherche de fonds provoqua la dispersion des collections mobilières de la Maison de Verre, malgré l’attachement de la famille au maintien de l’ensemble patrimonial.
La question aurait donc été de pouvoir valoriser fiscalement cette perte de 80 ou de 50 % de la valeur des œuvres, fonction de l’étendue de la servitude consentie. Une telle valorisation fiscale de l’abandon d’une partie des prérogatives du droit de propriété aurait été d’autant plus légitime que des dispositifs équivalents profitent aux musées. Ainsi, plusieurs objets provenant de la Maison de Verre ont rejoint les collections nationales (voir l’article de La Tribune de l’Art) par don des héritiers Dalsace-Vellay, valorisé à 66% de leur valeur (venant en réduction de l’impôt sur le revenu) ou par dation, valorisée alors à 100% de leur valeur (venant en réduction des droits de succession).
Mais l’entrée dans les collections publiques d’éléments mobiliers de la Maison de Verre contribue à la destruction de l’ensemble patrimonial. Un bas-relief de Jacques Lipchitz (1891-1973), donné à l’État en 2006 par les héritiers Dalsace-Vellay, a ainsi été déposée par le centre Pompidou à la Maison de Verre, peut-être toutefois en raison de sa nature d’immeuble par nature ou par destination (voir ici).
Afin de résoudre cette contradiction, un triple mécanisme pourrait être mis en œuvre en faveur du patrimoine contextuel, comme nous le recommandons depuis 2017 (voir ici) : une dation de maintien in situ permettant de déduire 80 % de valeur de l’œuvre des droits de succession ; une donation de maintien in situ permettant de déduire 66% des 80% de la moins-value de l’impôt sur le revenu et un mécénat de servitude permettant à une entreprise de déduire 90% des 80% de moins-value de son impôt sur les sociétés, afin d’offrir cette servitude de maintien in situ à la collectivité. Ces propositions ont d’ailleurs été soutenues par les associations du patrimoine dans un Livre Blanc du Patrimoine paru en 2017.
Dans ce nouveau contexte fiscal, le démembrement de propriété du monument et de son mobilier n’aurait pas été un obstacle à son attachement à perpétuelle demeure. Le nouveau propriétaire de la Maison de Verre aurait ainsi pu racheter aux héritiers du mobilier les 20% de leur valeur valorisant le fond, les 80% restants étant affectés au règlement, par dation, de leur droits de succession.
Le public aurait eu accès au mobilier par une présentation in situ ou, à défaut, par un dépôt périodique à la demande et aux frais de nos institutions muséales (voir ici).
L’autre solution, plus souple, aurait été de créer une structure de portage mobilier, dotée d’un droit de péremption, susceptible de déposer ses achats dans un monument historique privé et de les revendre assortis d’une protection et d’un cahier des charges (voir ici). La fondation du patrimoine avait cette possibilité avant sa suppression par l’article 4 de la loi du 4 juin 2021 visant à moderniser les outils et la gouvernance de la Fondation du patrimoine.
Ainsi, la vente du mobilier de la Maison de Verre, probablement précédée par la délivrance de nombreux certificats d’exportation - toujours inconsultables malgré nos multiples demandes au ministère de la Culture - est un immense gâchis.
Il ne restait plus, techniquement, que la prise d’une instance de classement pour chacun des meubles importants de la vente, l’instance de classement comme "ensemble immobilier" n’existant malheureusement pas dans notre droit (voir ici). C’est ce que nous avions demandé avant la vente, tenue le 7 octobre par Christie’s, en prenant l’exemple de la conservation in extremis du mobilier du château d’Haroué (Lorraine), classé en 2015 à la veille de sa vente et aujourd’hui revenu et exposé dans ce monument historique. Faudra-t-il, à l’avenir, racheter - pour bien plus cher - le mobilier d’avant-garde de la Maison de Verre, à l’instar de celui de la villa Cavrois (Nord), dispersé lors d’une vente désastreuse tenue en 1987 (voir ici) ?
Il est ainsi légitime de s’interroger sur le refus obstiné de concevoir des remèdes fiscaux à ces démantèlements patrimoniaux récurrents, portant atteinte à l’attractivité de notre pays. Ne s’agit-il pas, finalement, de satisfaire ceux, marché mais aussi musées, se nourrissant de l’éclatement de tels ensembles patrimoniaux (la vente a produit au total 15,33 millions d’euros et a été l’occasion de deux préemptions par le Centre Pompidou) ? Doit-on continuer à célébrer ces créations complexes pour mieux les détruire ?
Julien Lacaze, président de Sites & Monuments