Champs-Élysées, Concorde, pont Alexandre-III. Faut-il vraiment tout changer ?

Arc de Triomphe vers 1920. Vue panoramique. Carte postale ancienne

On les qualifie de « plus belle avenue du monde ». Les Champs-Élysées présentent une chaussée exceptionnellement large montant avec une parfaite rectitude jusqu’à l’Arc de triomphe, classé Monument historique par arrêté du 06/02/1896 (voir ICI). Cet axe majeur de la capitale a été tracé par Le Nôtre, puis urbanisé et enrichi au XIXe siècle.

Avenue des Champs Elysées. photo J. Hallett. Wikipedia

Dans le projet envisagé, l’avenue diminuerait de moitié en largeur. On passerait de huit voies à quatre (deux dans chaque sens), dont une seule de chaque côté pour les voitures ordinaires. Au milieu, un certain nombre d’îlots piétonniers seraient disposés, avec des agrès de signalisation. Le plus grand, inamovible, en haut de l’avenue, en forme de péniche, occuperait les deux voies centrales. Il permettrait aux touristes de photographier l’Arc bien en face.

Projet sur la partie haute des Champs Elysées

Un véhicule dont le conducteur souhaiterait aller d’un bout à l’autre des Champs ne pourrait donc plus suivre une trajectoire rectiligne. Sur les voies réaffectées, outre des pistes cyclables, diverses constructions seraient installées : abris bus, garages deux-roues, cabanons d’information, édicules variés et, surtout, de très nombreux conteneurs à végétation.
Les pavés, en dépit de leur esthétique, sont jugés bruyants et seraient remplacés par des dalles rappelant les lieux commerciaux. À cela, il faut ajouter qu’un grand motif en croisillons animerait l’ensemble dans un style un peu balnéaire.

Bas des Champs Elysées vus depuis la place de la Concorde. Projet 2030. Image PCA STREAM

Les arbres ne seraient plus taillés selon l’usage des perspectives à la française, la taille étant perçue comme une blessure. Un grand nombre de bosquets, buissons, haies et arbrisseaux seraient disposés un peu partout. L’objectif général serait moins la beauté et l’agrément que l’ambition de créer artificiellement des « écosystèmes ».

La place de la Concorde, inscrite Monument historique par arrêté du 23/08/1937 (voir ICI) serait piétonnisée. La circulation serait reportée en périphérie, sous les sculptures équestres de Coustou et de Coysevox devant la sortie des Tuileries. Les anciens fossés, comblés sous Napoléon III, seraient recreusés et remplis de végétation. Cette restitution est d’ailleurs peut-être la meilleure idée du projet, mais alors la mise en eau aurait plus de beauté et de légitimité. Par ailleurs, les statues monumentales des villes de France, symbolisant l’unité du pays au cœur de Paris, passeraient à l’arrière-plan de rideaux d’arbres, de même que les façades de Gabriel, côté nord.

Vue aérienne de la place de la Concorde 2021. Google Map
Projet d’aménagement de la place de la Concorde et Champs Elysées. Image PCA Stream

Ajoutons à cela que tout l’espace du cours La Reine et de l’avenue Winston-Churchill (entre le Grand et le Petit Palais) serait végétalisé et piétonnisé jusqu’à la Seine. Même le pont Alexandre-III, classé Monument historique par arrêté du 29/04/1975 (voir ICI) disposant pourtant de très larges trottoirs, serait transformé en passerelle piétonne affublée des mêmes dallages en croisillons qui, pour le coup, seraient totalement déplacés dans ce haut lieu néobaroque.

Dallage cours la Reine, avenue Winston Churchill et pont Alexandre III. Projet 2030. Image PCA_STREAM

Ce projet est, en principe, une initiative privée. Il est conçu par l’architecte Philippe Chiambaretta, mandaté par une association de groupes internationaux, géants du luxe, cabinets de conseil, banques d’affaires, grands restaurants et opérateurs culturels actifs sur les Champs-Élysées. Il est cependant présenté comme « le projet des Parisiens ».
La Mairie de Paris, dès le départ dans la confidence, lance les travaux en commençant par la Concorde. Après les Jeux olympiques, ce serait le tour des Champs-Élysées.

La France privée de ses Champs-Élysées ?
Le problème le plus important réside évidemment dans le fait que les Champs-Élysées ne sont pas un lieu ordinaire. L’image de cette très large avenue montant vers la tombe du Soldat inconnu et l’Arc de triomphe est liée au sentiment national et au rapport des Français avec leur histoire.
« Il y a un lien vingt fois séculaire, affirme le général de Gaulle, entre la grandeur de la France et la liberté du monde. » Cette phrase est inscrite sous sa statue, à mi-parcours des Champs.
On peut adhérer à cette idée de grandeur ou la trouver dépassée, toujours est-il que les Champs-Élysées en sont actuellement la parfaite incarnation visuelle. Beaucoup de Français y sont attachés. Quand un grand événement ou une grande commémoration a lieu, ils trouvent leur place tout naturellement à cet endroit.
Rétrécir cette avenue, la parsemer d’objets ludiques, en bref, changer radicalement sa nature, est un acte important : c’est la manifestation d’une sorte de changement d’époque et de valeurs. On peut se demander si les grandes entreprises à l’origine du projet, et même la Mairie de Paris, ont le droit de disposer seules de ce lieu qui appartient à la France tout entière.
D’un point de vue pratique, sera-t-il encore possible d’organiser des défilés sur un axe rétréci de moitié et encombré d’obstacles ? Même l’espace d’arrivée à la Concorde, situé devant la tribune présidentielle de la cérémonie du 14 Juillet, serait diminué, au détriment des manœuvres militaires.

Le patrimoine mal pris en compte
Les associations de défense du patrimoine n’ont pas été conviées aux concertations. C’est dommage, car ces héritages du XIXe siècle sont souvent mal appréhendés. Dans le cas d’espèce, trois aspects mériteraient tout particulièrement d’être réintroduits dans la réflexion.

 D’abord, l’Arc de l’Étoile, comme tous ses semblables, est conçu comme une sorte de socle destiné à porter un groupe sculpté incarnant justement le triomphe. Ce groupe a bien existé, au moins dans sa forme provisoire. C’est la République triomphant du despotisme et de l’anarchie, œuvre d’Alexandre Falguière, l’un des plus grands sculpteurs du XIXe siècle. Cet ensemble, visible par exemple sur les photos de l’enterrement de Victor Hugo, a été déposé. Où est-il ? Que pourrait-on faire avec ce qu’il en reste, s’il en reste quelque chose ? Il y a probablement lieu d’être pessimiste, mais cela n’empêche pas de tirer au clair ces questions.

Groupe sculpté de la République Triomphante d’Alexandre Falguière sur le toit de l’Arc de Triomphe
Arc de Triomphe et place Charles de Gaulle. Projet 2030. Image PCA_STREAM

 Ensuite, l’architecte Philippe Chiambaretta et divers observateurs regrettent que les jardins du bas des Champs-Élysées soient peu attractifs et peu fréquentés. La faute en revient pour partie à un déficit d’entretien. Mais c’est aussi parce que l’intérêt patrimonial de ces espaces verts est durablement négligé. Christophe Léribault, responsable du Petit Palais, fait remarquer à juste titre que ces jardins ont « une dimension patrimoniale datant d’Alphand et d’Hittorff. Leur rénovation nécessaire ne doit pas dilapider leur caractère fin XIXe qui en fait le charme […] Les bordures ont disparu, les bancs d’origine comme les réverbères ont été remplacés par des modèles banals, les vallonnements ont été aplanis, on y a créé plusieurs enclos clôturés, le bassin a été comblé… Il y a là quelque chose de merveilleux à remettre en valeur. »

 Un troisième aspect patrimonial mériterait d’être pris en compte : l’importance du vide. Paris brille, en effet, par ses fameuses « trouées » qui actualisent les perspectives à la française du Grand Siècle. La minéralité des grandes avenues peut être critiquable sur le plan thermique aux yeux de certains, mais elle apporte une inégalable impression de clarté et d’espace. La Ville lumière est ville de la clarté au propre et au figuré. Le regard traverse la ville avec plaisir et facilité et entraîne les jambes à sa suite. Dans aucune ville d’Europe on ne marche d’ailleurs autant qu’à Paris, et cela sans même s’en rendre compte. Malheureusement, partout fleurissent obstacles, divisions, mobilier urbain, édicules, sans oublier les invraisemblables pullulations de quilles jaunes et de séparateurs en béton.
La Concorde et les Champs-Élysées ont de la grandeur. Il faut faire attention à ne pas les bourrer de trop de fourbi.

Les limites d’une végétalisation tous azimuts
La végétalisation/piétonnisation répond à une aspiration d’une partie de la population. Elle a évidemment des incidences sur le trafic routier et inspire des avis contrastés, voire passionnés. Laissons ce débat de côté, aussi respectable soit-il, et plaçons-nous du point de vue des seuls promeneurs.
Il faut savoir que le bénéfice d’un espace vert en ville est bien réel, mais qu’il résulte pour une bonne part d’heureux effets psychologiques. La température y est, certes, un peu plus faible en été que dans le reste de la ville. Le gain est de l’ordre de deux ou trois degrés de moins en raison de l’évapotranspiration et sous réserve que la végétation ne soit pas en stress hydrique. En outre, la relative fraîcheur des surfaces de jardin tempère les surchauffes du bâti.

Cependant, ce sont aussi et surtout des endroits où l’on se sent tranquille, paisible, confiant ; en bref, des lieux où l’on se détend. C’est principalement cela qui fait du bien. C’est pourquoi réussir une « végétalisation », c’est aussi prendre en compte tout ce qui concerne l’agrément et la confiance des promeneurs. Concevoir un jardin, ce n’est donc pas tout bourrer de végétation. Les Alphand et autre Formigé maniaient un art très subtil. Le paysagiste doit être attentif aux usages et comprendre finement ce qui favorise le sentiment de tranquillité et oriente le désir de promenade.

Jardins des Champs Elysées. Image PARIS 16 2020. Wikimedia Commons

Évidemment, la question de la sécurité a de l’importance et elle est classiquement réglée par des grilles, des horaires et du gardiennage. C’est ainsi que cela se passe dans la plupart des jardins parisiens. Cependant, les Champs-Élysées et les jardins attenants sont des lieux ouverts et destinés à le rester. Dans ce genre d’espaces verts non protégés, il faut faire preuve d’anticipation.
En particulier, il faut probablement éviter de placer les piétons en position cachée par de nombreux obstacles ou isolés de la vue d’un minimum de passage.
À cet égard, deux points du projet actuel mériteraient probablement d’être expertisés et approfondis. D’abord, le fait de multiplier les buissons, bosquets et édicules variés crée des obstacles à la vue, des caches et des cachettes. Ensuite, aux heures peu fréquentées, certains piétons apprécient la possibilité de rester en vue d’une voie où passent quelques voitures.
Or quand on voudra aller des Champs-Élysées à l’esplanade des Invalides, il y aura bientôt dix minutes de traversée loin de tout passage. Est-ce vraiment un bénéfice pour les piétons, quelles que soient l’heure et la saison ? Pas si sûr !

L’écologie entre foi et raison
On est surpris que les concepteurs du projet ne cessent de se prévaloir d’écologie alors que, dans ce domaine, ils font preuve d’une culture scientifique très perfectible. Limitons-nous à un seul exemple : dans les « Champs du possible » (la future version des Champs-Élysées) les arbres absorberont directement par leur feuillage l’azote atmosphérique (N2). Ce serait effectivement une très belle avancée ! Malheureusement, l’azote, qui constitue l’essentiel de l’air, est inerte et inutilisable. Les échanges gazeux par les feuilles sont importants et concernent en particulier le CO2, mais pas l’azote. Ce sont principalement des bactéries symbiotes des racines de certains végétaux (légumineuses) qui opèrent cette fixation dans le sol. Aucun végétal n’absorbe d’azote par ses feuilles, sauf en cas de pulvérisation d’engrais et, bien sûr, s’il a été planté dans les « Champs du possible ».

Un budget pharaonique
Le budget de l’opération est évalué à 250 millions d’euros, mais on sait que pour les grands projets, les chiffres sont évolutifs. Les Parisiens peuvent-ils comprendre qu’en temps de crise on dépense autant d’argent pour une architecture qui ne dépassera guère le niveau du sol ?
Les sommes dont il est question sont à rapprocher de l’indigent budget d’acquisition de l’ensemble des musées de la ville (de l’ordre de 2 millions) ou encore, dans un autre domaine, des 20 millions du loto du patrimoine (chiffre variable selon les années).
On sait également que l’entretien des nombreux bâtiments à la charge de la Ville est très en retard. Un budget de 250 millions d’euros est-il bien raisonnable ?

Pierre LAMALATTIE
Membre AICA, AJP, MDA, SGDL

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