Destruction programmée de la maison Lacaux protégée par la ZPPAUP de Limoges : de l’effet de la modification des délais administratifs

Ill. 2. Logement patronal (façade ouest) menacé de destruction, 1873.
Photo : Inventaire général, ADAGP

A Limoges, entre la rue de Châteauroux et l’impasse Saint-Exupéry, un projet immobilier prévoit la démolition de l’ancienne distillerie Lacaux édifiée en 1873 par Jules et Charles Lacaux qui y élaboraient des liqueurs, des vins fins, de l’absinthe et un « élixir péruvien coca ». Plus importante distillerie de Limoges à la fin du XIXe siècle, elle se composait d’ateliers de fabrication, de chais et d’un logement patronal. Recevant de nombreuses médailles, fournisseur de la Société des Bains de Mer de Monte-Carlo, son activité perdure jusqu’à la Première Guerre mondiale, date à laquelle elle est reconvertie, sous l’égide de la famille fondatrice, en cartonnerie. Cet ensemble industriel appartient à la mémoire de Limoges, ce qu’ont bien compris les services de l’Inventaire général qui lui consacrent un dossier complet auquel nous empruntons l’ensemble de nos illustrations (voir ici).

Un bâtiment protégé par une ZPPAUP, un ABF hostile à sa démolition

Il s’agit aujourd’hui de substituer aux bâtiments bien conservés de l’usine 69 logements, des bureaux et deux commerces sous la forme de hauts ensembles modernes sans caractère, le long de l’impasse Saint-Exupéry, prolongée pour l’occasion, et de la rue de Châteauroux (Illustration 4).

Panneau publicitaire
Ill. 4. Panneau publicitaire de la distillerie Lacaux Frères, années 1880. Photo : Inventaire général, ADAGP
Ill. 6. Papier à en-tête de la distillerie Lacaux Frères, fin du XIXe siècle. Photo : Inventaire général, ADAGP.

Mais cette opération mal conçue implique la démolition de l’ancienne maison du directeur (Illustration 1) qui gênerait une partie des constructions projetées (Illustration 4). Ce bâtiment est pourtant protégé par la ZPPAUP (Zone de Protection du Patrimoine Archéologique, Urbain et Paysager) comme ’’édifice remarquable’’. Datant du XIXe siècle, en excellent état, elle présente des aménagements originaux : terrasse sur véranda, vitraux répertoriés (Illustration 6), plafond peint, toit en brisis, menuiseries soignées etc. L’opération immobilière impliquait aussi, dans l’impasse Saint-Exupéry, la disparition d’un mur de clôture protégé par la ZPPAUP. Le projet viole en outre plusieurs autres règles de ce document d’urbanisme, sur l’alignement et la hauteur : les immeubles monteraient jusqu’à vingt mètres !

Ill. 4. Rayé vertical : constructions projetées ; Rayé horizontal (souligné en rouge) : actuelle maison patronale, protégée par la ZPPAUP (à démolir) ; Tireté : actuel mur de clôture le long de l’impasse Saint-Exupéry, protégé par la ZPPAUP (à démolir).
1 : rue de Châteauroux. 2 : rue Pétiniaud-Dubos. 3 : cours Gay-Lussac. 4 : impasse Saint-Exupéry. 5 : actuelle partie de l’usine, future prolongation de l’impasse jusqu’à la rue de Châteauroux. 6 : jardin actuel. 7 : espace vert projeté.

L’Architecte des Bâtiments de France, remplissant son office, a naturellement émis un avis défavorable à ce projet :

«  La maison principale, située au centre (parcelle 176), est repérée dans la ZPPAUP comme ’’immeuble ou élément de patrimoine présentant un intérêt architectural’’. A ce titre il répond à la prescription 1.1.10. [Suit le texte de l’article qui n’autorise la démolition qu’en cas de mauvais état reconnu ou d’intérêt architectural du projet]. L’état sanitaire de l’immeuble est tout à fait correct et ne justifie pas sa démolition. Le projet qui viendrait en substitution de ce bâtiment est une opération de promotion immobilière privée dont la qualité n’est pas exceptionnelle et ne justifie pas la démolition du bâtiment repéré. La démolition de la maison principale n’est [donc] pas conforme au règlement de la ZPPAUP, article 1.1.10.

En outre, la clôture donnant sur la rue Saint-Exupéry, constituée d’un mur de pierre de plus de 1,60 m de hauteur, est [...] repéré comme ’’clôture à conserver’’. La démolition de la clôture sur l’impasse Saint-Exupéry n’est [donc] pas conforme au règlement de la ZPPAUP, article 2.4.1.

La hauteur des immeubles sur l’impasse Saint-Exupéry [6 voire 7 niveaux] entraîne un non-respect de l’article P2n 1.3 du règlement de la ZPPAUP.

La partie du projet située rue de Châteauroux […] dépasse largement la hauteur moyenne des immeubles de la rue de Châteauroux et ne répond donc pas à la prescription AP2n 1-3. En outre, les façades des immeubles sur cette rue présentent une grande unité et leur traitement est assez uniforme [...] La façade projetée sur la rue de Châteauroux ne respecte pas le caractère dominant du front bâti dans lequel elle s’inscrit  ».

Ill. 8. Cuillère à absinthe publicitaire portant la mention « Absinthe française, Lacaux frères,
la meilleure des meilleures », vers 1900. Photo : DR.

Premiers effets d’un délai qui bouleverse le régime des ZPPAUP

Comment, après cet avis défavorable de l’Architecte des bâtiments de France (avis « conforme », c’est-à-dire qui a force obligatoire), le permis put-il être accordé ? La mairie déposa tout simplement un recours devant le préfet de Région ; les services de la préfecture ne répondirent pas dans le délai d’un mois ; cela valait acceptation tacite de ce recours et la Ville pouvait, légalement, accorder le permis… Ce qui était illégal devint légal !

Il suffit ainsi à un préfet de ne pas répondre à un recours contre un avis d’un Architecte des bâtiments de France pour l’invalider. Les raisons de ce silence sont multiples : le préfet peut ne pas vouloir ou ne pas pouvoir répondre dans le délai imparti. Ce système a également pour effet de déresponsabiliser les représentants de l’Etat, qui n’ont plus à assumer une décision « positive » de démolition, qui pourrait leur être reprochée.

Il y a peu, le système était pourtant tout différent. Avant 2010, le régime des ZPPAUP prévoyait que le silence du préfet pendant trois mois valait rejet de la procédure d’appel contre l’ABF (art. 9 al. 7 du décret modifié du 25 avril 1984). Ce n’est que depuis la loi n° 2010-788 du 12 juillet 2010 portant engagement national pour l’environnement, loi dite du « Grenelle II » (voir son art. 28), que le préfet doit statuer dans un délai d’un mois lorsqu’un permis de construire ou de démolir et demandé, son silence valant accueil du recours contre l’avis de l’ABF (art. L 642-6, al. 4-6 du code du patrimoine). Ce délai est peu praticable pour l’administration, d’autant qu’il se trouve réduit à 15 jours pour les autres demandes d’urbanisme (modification de l’aspect d’une façade par exemple). Cette règle contrevient d’ailleurs au droit commun de l’administration voulant que son silence gardé (pendant deux mois) vaut rejet d’une demande (loi n° 2000-321 du 12 avril 2000, art. 21). On ne conçoit pas pourquoi cette règle de bon sens ne s’applique plus au patrimoine, domaine, s’il en est, où les décisions doivent avoir été muries.

On comprend ainsi, qu’en cas d’appel de l’avis - pourtant conforme - de l’ABF dans une ZPPAUP, son invalidation est bien plus simple depuis 2010. La réduction du délai et l’inversion du sens à donner au silence de l’administration stérilisent en quelque sorte la loi. D’abord abstraite, cette cuisine législative produit aujourd’hui ses effets à Limoges.

Ill. 1. Vitraux d’une baie de l’escalier du logement patronal, après 1873.
Photo : Inventaire général, ADAGP

Des arguments de fond étonnants

Que dit, sur le fond, la municipalité dans son recours pour justifier l’octroi du permis ? D’abord, la maison ne présenterait pas un réel intérêt. Nous soulignerons seulement que la maison a été protégée à l’initiative de la Ville et sur sa décision (les ZPPAUP ne peuvent être crées qu’à l’initiative des communes). De plus, le rapport de présentation de la ZPPAUP indique, en page 174, que la démolition des ’’édifices remarquables’’ « ne sera acceptée que si leur vétusté est telle que seule la démolition soit envisageable, ou si elle est rendue nécessaire par un projet public ou privé présentant un réel intérêt » : aucun de ces deux cas n’est satisfait. La Ville présente ensuite une ’’argumentation’’, par affirmations, sur les hauteurs et alignements des immeubles projetés, affirmations bien évidemment contestées par Renaissance du vieux Limoges.

Dans le même temps, les riverains se mobilisaient, la presse locale était alertée par Michel Toulet, délégué de la SPPEF pour la ville de Limoges, tandis que l’association Renaissance du Vieux Limoges, membre de la SPPEF, a décidé de présenter un recours administratif devant le préfet de Région. Quelques jours plus tard, cette association recevait un courrier de l’avocat du promoteur reprenant, ce qui n’est pas étonnant, l’argumentation de la Ville. La lettre était cependant assortie de la considération suivante : «  Le classement en son temps du bâtiment comme étant remarquable constitue une mention administrative dans ces documents d’urbanisme, mention par hypothèse évolutive lorsque le quartier change  » ! Une telle affirmation laisse pantois.

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Ill. 3. Les anciens ateliers situés dans le prolongement nord du logement patronal. A gauche des écuries, 1873. Photo : Inventaire général, ADAGP
Ill. 5. Détail de la distillerie vue depuis l’ouest : au premier plan l’actuelle impasse Saint-Exupéry, à gauche la rue de Châteauroux, à droite le cours Gay-Lussac. Le bâtiment au premier plan correspond au logement patronal, ceux à l’arrière aux chais, fin du XIXe siècle. Photo : Inventaire général, ADAGP.

La lecture du livre Limoges, ville d’art et d’histoire, paru en 2009, et célébrant l’obtention de ce label en 2008 rend ce vandalisme d’autant plus irritant. On peut y lire, sous la signature du maire : «  ce qui permet de distinguer la capitale des arts du feu d’autres grands pôles urbains, c’est le soin apporté à la préservation de ses monuments et de son environnement paysager  ».

A l’heure où un projet de loi sur les patrimoines souhaite revenir sur les inconvénients des ZPPAUP et notamment « harmoniser les délais et procédures d’avis en cités historiques », il est urgent de rendre au silence de l’administration sa signification de droit commun, celle du rejet du recours contre la décision de l’ABF.

Michel Toulet, correspondant de la SPPEF pour la ville de Limoges