Présenté fin 2021, un très ambitieux projet immobilier concernant les Hôpitaux Paris Est Val-de-Marne (HPEVM) – qui regroupe les hôpitaux de Saint-Maurice et le centre hospitalier Les Murets – suscite interrogation, inquiétude et surtout incompréhension. Entrant dans le cadre des investissements du Ségur de la Santé, ce projet prévoit une modernisation de l’ensemble du site et une transformation de l’offre de soins. Soutenu par l’Agence Régionale de Santé Île-de-France, la direction des Hôpitaux de Saint-Maurice défend ce projet qui serait « une opportunité pour la communauté hospitalière de repenser les pratiques et les soins en lien avec une réflexion sur les usages des espaces ». Pourquoi pas. Sauf que dans ladite réflexion sur les usages des espaces, il est envisagé de transformer les bâtiments de l’emblématique hôpital psychiatrique Esquirol. Il est même écrit dans le dossier de presse des HPEVM que ce projet permettra notamment de « valoriser le patrimoine ». Non, nous ne rêvons pas !
Rappelons que l’hôpital Esquirol, un de lieux emblématiques de l’histoire de la psychiatrie en France, est classé au titre des Monuments historiques. L’arrêté du 9 avril 1998 protège ainsi « les façades et toitures de l’ensemble des bâtiments, y compris les portiques et les galeries extérieures ; la chapelle ; les escaliers extérieurs ainsi que les soubassements des terrasses ; l’enclos primitif (cad. B 93, 94) ».
Niché dans un immense espace boisé, cet établissement, au style néo-classique, est composé de plusieurs bâtiments organisés autour de grands patios orientés plein sud, à flanc de colline. Datant du XIXe siècle, son architecture et son aménagement ont été pensés et conçus afin de mettre les patients dans les meilleures conditions pour se soigner. Avant d’expliquer en détail les transformations envisagées, il est important de rappeler l’histoire de cet hôpital pour mieux comprendre la pertinence de sa sauvegarde.
Sa construction fut le fruit d’une collaboration, inédite à l’époque, entre l’architecture et la médecine. C’est sur l’ancien emplacement de la Maison royale de Charenton, établissement de santé fondé au XVIe siècle et tenu par des religieuses, que l’architecte Émile Gilbert commença la construction de ce nouvel hôpital en 1838 qui sera finalement achevée en 1886 par l’architecte Arthur Diet, suivant les plans initiaux de Gilbert. L’originalité de cet édifice réside dans le fait que le choix de son architecture et la configuration des lieux répondaient aux vœux du psychiatre Jean-Etienne Esquirol qui, en 1819, avait écrit un ouvrage intitulé « Des établissements des aliénés en France et des moyens d’améliorer le sort de ces infortunés ». Pour la première fois, un malade souffrant de troubles mentaux était considéré comme un patient nécessitant des soins adaptés à sa pathologie. Ce fut un changement majeur. En effet, avant le XIXe siècle, aucun établissement spécifique et encore moins de soins adaptés n’existaient pour les « insensés », nom en vigueur sous l’Ancien Régime. La Révolution française n’arrangera pas la vie des « aliénés », nom usité à partir de 1789, qui continuaient à rester à l’écart de la société, enfermés et enchaînés.
Le XIXe siècle va changer leur vie grâce d’abord à Philippe Pinel, considéré comme le père de la médecine mentale, qui révolutionnera la discipline par son approche humaniste des aliénés. En 1793, nommé Chef du service des aliénés à l’hôpital Bicêtre par le gouvernement révolutionnaire, il œuvre notamment pour la suppression de l’usage des chaînes aux malades mentaux. En 1795, il devient médecin-chef à la Salpêtrière. Jean-Étienne Esquirol, qui fut son élève puis son disciple, lui succède à partir de 1810 puis est nommé médecin en chef de la Maison de Charenton en 1826. Soutenant lui aussi la primauté du traitement moral des affections mentales, Esquirol va aller encore plus loin considérant que le bâti, notamment avec des lignes parallèles, a une influence bénéfique sur le traitement des affections mentales. Il sera également un des artisans de la loi de 1838 qui imposa l’installation d’un établissement psychiatrique dans chaque département. C’est encore lui qui préconisa de créer des nouveaux établissements dédiés aux malades mentaux et de les appeler des « asiles ». Considéré comme l’un des pères de la psychiatrie moderne, il exercera de nombreuses années dans l’hôpital qui portera son nom à partir de 1973.
Ce petit rappel de la naissance de la psychiatrie et de l’apport de Jean-Étienne Esquirol dans le traitement des malades, notamment par la prise en compte de l’importance de la configuration des lieux, permet de mieux comprendre l’incompréhension et l’inquiétude qui nous animent quant à la transformation de l’hôpital Esquirol.
Le temps a fait son œuvre. On ne peut qu’être d’accord sur le fait que ces bâtiments, datant du XIXe siècle, sont vétustes et dégradés ce qui est particulièrement préjudiciable pour les qualités d’accueil et de soin des malades. Des travaux de rénovation et de modernisation sont donc indispensables. Hélas, la lecture du projet interroge quant au devenir de cet hôpital. Pourquoi ? En premier lieu parce que cela ressemble à un découpage. L’hôpital est composé de deux blocs de bâtiments : le « bas Esquirol » et le « haut Esquirol ». Le projet prévoit une rénovation de la partie haute des bâtiments, c’est-à-dire le « haut Esquirol », conservant ainsi ses activités de soins et ses patients. Par contre, le « bas Esquirol », partie basse, ne serait plus dédié à la psychiatrie puisqu’il est envisagé de déménager les services de soins et les malades dans un nouveau bâtiment qui serait construit sur un espace boisé classé dans le parc de l’hôpital. La direction des hôpitaux de Saint-Maurice estime à 230 millions d’euros le montant du projet, échelonné sur environ dix ans, et financé par l’État.
Quand bien même la direction cherche à rassurer en précisant dans un communiqué de presse de 2023 que rien n’est décidé puisque trois scénarios du projet sont à l’étude, l’inquiétude demeure. En effet, si ce scénario est acté, les quelques 24 000 m² du « bas Esquirol » seraient donc libérés de leur vocation hospitalière. Pour en faire quoi ? C’est là que cela devient incompréhensible. Comme il est impossible de vendre un site inscrit aux Monuments historiques, les locaux du « bas Esquirol » seraient loués par le biais d’un bail emphytéotique de 50 ans … renouvelable ... à des promoteurs immobiliers privés pour un loyer mensuel de 0,86 euros le m². Ce montant est si ridicule au regard du prix du marché qu’on se demande bien la motivation de « solder » ainsi un site classé.
Opposé à ce projet, le Collectif pour l’avenir des hôpitaux de Saint-Maurice et les Murets milite pour une rénovation et une modernisation de l’ensemble du site Esquirol en s’appuyant notamment sur des chiffres. Ainsi, il note que la construction des nouveaux bâtiments est estimée à 34 millions d’euros pour 7000 m². La rénovation du « haut Esquirol » coûterait 23 millions. S’agissant du « bas Esquirol », si des travaux similaires étaient envisagés, le montant serait de 50 millions. Le collectif en déduit, en toute logique, qu’en ramenant les coûts au m², la rénovation d’1m² du « bas Esquirol » serait ainsi trois fois moins cher que la construction d’1m² construit. Ces données ont le mérite de faire réfléchir.
Et que dire d’un bail emphytéotique … renouvelable ? Quid des bâtiments au bout de 50 ans ? Cherchez l’erreur. Il est rappelé que la direction des hôpitaux Saint-Maurice reste propriétaire du site. Ouf. Nous voilà rassuré. À bien y réfléchir … pas du tout. Si la location d’un site classé à des promoteurs privés est stupéfiante, l’hypothèse d’installer dans ces 24 000 m² « libérés » des activités tertiaires (bureaux, pépinières d’entreprise, commerces, centres de formation) voire des logements enfonce le clou. Et pour couronner le tout, alors que l’architecture et la configuration des lieux avaient été conçus en direction des malades, le transfert des services de soins et des patients du « bas Esquirol » aura pour conséquence fâcheuse que les grands patios orientés plein sud ne profiteront plus aux malades qui se retrouveront dans un nouveau bâtiment avec un seul espace extérieur prévu. Bref, il y a de quoi devenir fou ! Et si le patrimoine est sacrifié, l’espace boisé classé va également souffrir. En effet, le projet prévoit d’abattre une trentaine d’arbres centenaires pour pouvoir construire les nouveaux bâtiments.
En conclusion, nous ne comprenons pas cette transformation du « bas Esquirol » qui entraînera la suppression de son emblématique vocation hospitalière dédiée à la psychiatrie et le déménagement des patients. Une rénovation et une modernisation permettraient de sauvegarder ce patrimoine matériel et de conserver ainsi l’histoire de sa conception et de son architecture. Démanteler et brader un site classé au profit d’intérêts privés est sinon aberrant du moins incompréhensible.