La Tribune de l’Art du 30 novembre 2022 : "Un recours déposé par Sites & Monuments contre le certificat d’exportation du Romanelli"

L’aliénation en 1830 de deux tableaux de Romanelli des collections du cardinal Mazarin, jadis inscrits aux inventaires du musée du Louvre, n’a pas été faite selon les formes requises à l’époque : vente par le ministère de la Justice pour cause d’« inutilité », puis ratification contrainte en 1834 par une « commission des inventaires » n’ayant pas le pouvoir de déclasser du domaine public.

L’imprescriptibilité joue alors son rôle. Cette institution - inscrite dans notre droit depuis au moins François 1er (édit de juin 1539) - est la seule garantie pratique de l’inaliénabilité de nos collections publiques.

C’est pourquoi il nous semble important de ne pas renoncer à revenir sur des aliénations irrégulières, même anciennes (ce qui n’empêche pas de dédommager correctement les propriétaires de bonne foi).

Le même cas se produit aujourd’hui à Grignon où un autre ministère frappé d’amnésie (celui de l’Agriculture) ne respecte pas les formes du déclassement du domaine public (voir ici).

JL

La Tribune de l’Art du mercredi 30 novembre 2022.
Giovanni Francesco Romanelli (1610-1662)
Allégorie de la Justice, 1646.
Huile sur toile - 196,5 x 181 cm
Vente Kâ-Mondo, Drouot, 2 décembre 2022
Photo : Kâ-Mondo
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L’association Sites & Monuments vient de déposer aujourd’hui un recours en annulation du certificat d’exportation délivré par le ministère de la Culture pour le tableau de Giovanni Francesco Romanelli qui doit être vendu le 2 décembre à l’hôtel Drouot par la SVV Kâ-Mondo.

Ayant découvert à la lecture de notre article l’historique de l’œuvre qui avait été vendue par les Domaines alors qu’elle était déposée par le Louvre au ministère de la Justice, l’association a fait appel à Me Yves-Bernard Debie, que nous avions cité [1]. Le recours déposé auprès du Tribunal administratif de Paris pour excès de pouvoir a pour but de faire annuler « la décision du Ministère de la Culture octroyant un certificat d’exportation de bien culturel du tableau "Allégorie de la Justice" de Giovanni Francesco Romanelli » rendue le 19 octobre 2022.

En effet, selon l’analyse de l’avocat (qui rejoint la nôtre), cette œuvre fait partie des collections nationales, se trouvant donc inaliénable et le certificat a été délivré sans décision formelle de déclassement préalable.

Le développement est le suivant, portant à la fois sur une « illégalité externe » (« insuffisance de motivation » du certificat délivré notamment) et surtout sur des « illégalités internes », soit une erreur manifeste d’appréciation et une erreur de droit. Un point particulièrement intéressant de ce recours est le rappel des décrets des 22 novembre et 1er décembre 1790 adoptés par l’Assemblée constituante, confirmant ainsi l’Édit de Moulins de février 1566 qui consacrait le principe de l’inaliénabilité de la Couronne : « Toute concession, toute distraction du domaine public, est essentiellement nulle et révocable, si elle est faite sans le concours de la nation ; qu’elle conserve sur les biens ainsi distraits la même autorité et les mêmes droits que sur ceux qui sont restés dans ses mains ; que ce principe, qu’aucun laps de temps ne peut affaiblir, dont aucune formalité ne peut éluder l’effet, s’étend à tous les objets détachés du domaine national, sans aucune exception ».

La sortie des collections nationales est néanmoins prévue par ce décret mais les conditions sont particulièrement strictes : « ils peuvent être vendus et aliénés à titre perpétuel et incommutable, en vertu d’un décret formel du Corps législatif, sanctionné par le Roi, en respectant les formalités prescrites pour la validité de ces sortes d’aliénations ». Ces règles de déclassement n’ont pas été modifiées en substance depuis : il est nécessaire qu’un acte officiel et formel soit accompli pour qu’un bien soit déclassé. Le rappel de la jurisprudence ne laisse aucun doute à ce sujet : « lorsqu’un bien a été incorporé au domaine public, il ne cesse d’appartenir à ce domaine sauf décision expresse de déclassement ; […] par l’effet du principe d’inaliénabilité, toute cession d’un bien du domaine public non déclassé est nulle, les acquéreurs, même de bonne foi, étant tenus de le restituer [2] ».

La conclusion s’impose donc : « Tant qu’une décision de déclassement en bonne et due forme n’est pas intervenue, un bien qui appartient aux « collections des musées de France » constitue un trésor national au sens de l’article L111-1 1° du Code du patrimoine (« Sont des trésors nationaux : 1° Les biens appartenant aux collections des musées de France ») ».

Ce Giovanni Francesco Romanelli étant un trésor national, le certificat d’exportation ne pouvait donc pas être délivré. Il s’agit là d’une erreur manifeste d’appréciation du ministère de la Culture. L’erreur de droit n’est pas moins manifeste : il n’y a en effet eu à l’époque ni depuis aucun « décret formel du Corps législatif, sanctionné par le Roi  » (article 8 du décret des 22 novembre et 1er décembre 1790) ou un « décret de l’Assemblée nationale » (article 36 dudit décret) [3] » qui autorisait le déclassement. « L’existence d’une lettre du Ministère de la Justice en date du 16 novembre 1832 mentionnant que le tableau a été livré à l’administration des domaines et « la décision de la commission des inventaires en date des 24 décembre 1833 et 10 février 1834 entraînant la radiation du tableau du registre du Louvre » ne sont en aucun cas suffisantes pour considérer qu’il y aurait eu une décision de déclassement.

Parallèlement à ce recours contre la décision d’annuler le certificat, les avocats de l’association ont envoyé à la maison de vente une mise en demeure de suspendre la vente du tableau dans l’attente d’une décision du tribunal administratif.

On imagine en effet assez mal l’adjudication d’une œuvre munie d’un certificat d’exportation dont la légalité n’est pas assurée et qui pourrait être revendiquée comme faisant partie des collections publiques.

Didier Rykner

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Notes

[1Assisté dans cette affaire par Me Cosima Ouhioun.

[2CAA Paris 13 janvier 2017 n°15PA04256 confirmé par le Conseil d’Etat CE 10ème et 9ème ch. réunies, 21 juin 2018 n°408822.

[3Remarquons d’ailleurs que le décret de l’Assemblée nationale ne concerne que l’aliénation des domaines nationaux.