Médiapart du 8 septembre 2021 : "Grignon, haut lieu de l’agronomie française, sur la voie d’une vente à la découpe"

Notre revue Sites & Monuments publiait, bien avant que la vente à la découpe du domaine de Grignon ne soit retenue pour l’avenir du site par les services de l’État, un article intitulé "La vente à la découpe défiscalisée des monuments et ses conséquences patrimoniales".
Celui-ci mettait à nu les mécanismes de défiscalisation du lotissement des monuments historiques (et des immeubles situés en "secteur Malraux"), en montrant comment un amendement, passé inaperçu dans une loi de finances rectificative de décembre 2017, permettait de généraliser ce nouveau façadisme patrimonial.
Nous prenions l’exemple de la Surintendance des bâtiments de Versailles et du domaine de Pontchartrain, tous deux lotis aux frais de la collectivité, à quelques encablures de Grignon, par le même Altarea Cogedim...
Aujourd’hui, tous les monuments historiques situés en périphérie de nos métropoles sont menacés par ce phénomène.
JL

Il est précisément un lieu, dans les Yvelines, qui permettrait de réunir tout cela. Ce lieu, c’est le domaine de Grignon, campus d’AgroParisTech. Cet écrin de biodiversité, au coeur duquel l’on trouve un château XVIIe, plusieurs dépendances et un ensemble de bâtiments modernes, a été attribué, le 30 juillet dernier, à l’un des plus gros promoteurs immobiliers du marché : Altarea Cogedim. À l’issue d’un appel d’offres officiellement ouvert le 16 mars 2020 par la Direction de l’immobilier de l’État - l’une des grandes directions du ministère de l’économie et des finances –, le site, qui comprend également une vaste forêt, une réserve géologique, 121 hectares de terres agricoles et des parcelles d’essais agronomiques datant de la fin du XIXe siècle, est donc promis à un développement immobilier. Il perd son unité, mais aussi la vocation pédagogique qui l’habitait depuis 1826.

Le projet d’Altarea Cogedim consiste en effet en un programme de logements et d’incubateur de start-up sur la partie « urbaine » du site. Une fois les travaux finis, les différentes entités seront vendues à la découpe. Altarea Cogedim veut notamment réhabiliter le château pour en faire un centre de séminaires à destination de grandes entreprises, aménager un Ehpad et une résidence pour seniors, et créer une centaine de logements, dont 60 dans d’anciens bâtiments réhabilités. Le promoteur a dû revoir son ambition à la baisse au vu des résistances locales : un projet antérieur, dont Mediapart a eu connaissance, visait 225 logements individuels et familiaux, tandis que le projet initial, au printemps 2020, tablait sur 510 logements.

Parmi les trois candidats en lice dans la dernière phase de l’appel d’offres, Altarea Cogedim avait, pour les caisses de l’État, l’offre financière la plus intéressante. Selon les informations de Mediapart, elle pesait 18 millions d’euros. L’offre concurrente de l’association Grignon 2000, en partenariat avec la communauté de communes Coeur d’Yvelines – qui consistait en un ensemble dédié uniquement à l’agriculture, l’alimentation et l’environnement, sans promotion immobilière - s’élevait à 13 millions d’euros ; celle de Grand Paris Aménagement/REI – qui conservait l’unité et la vocation pédagogique du site mais en y installant une école privée - se situait dans les mêmes ordres de grandeur.

Le gouvernement aurait-il simplement cédé au plus offrant ? Contactée, la Direction de l’immobilier de l’État (DIE), qui pilote cette vente, n’a pas donné suite à notre demande d’entretien, répondant brièvement par écrit à quelques-unes de nos questions. Reste que l’annonce, en plein coeur de l’été, n’a pas surpris grand monde dans les cercles d’AgroParisTech, tant l’appel d’offres était taillé dès le départ pour une opération immobilière.

Le règlement de la consultation - qui n’a été rendu public qu’une quinzaine de jours, en mars 2020 – parle en effet « cohérence du bilan au regard du marché immobilier local », « volume constructible », « marge de l’opération », « prix de sortie », « identification des autorisations d’urbanisme envisagées pour la réalisation de l’opération », « cible de clientèle », « commercialisation »...

L’analyse des candidatures sera basée, lit-on, sur trois critères : « Les capacités financières d’investissement et les références financières ; les capacités techniques à répondre avec pertinence (...) ; l’organisation, les intentions et la motivation du “candidat” au regard notamment des enjeux urbains, patrimoniaux et économiques. » Aucune mention n’est faite des dimensions enseignement et recherche agronomique du domaine, ni de sa vocation agricole.

Le format imposé pour l’offre finale des candidats, que Mediapart a pu consulter, s’inscrivait tout autant dans ce cadre : les candidats devaient indiquer, dans un tableau récapitulatif, les prix d’acquisition des lots qu’ils mettraient à la vente et les plus-values qu’ils en attendaient.
Or la privatisation de ce site est aujourd’hui vivement contestée. À l’origine, la vente de Grignon avait été décidée pour accompagner l’installation d’AgroParisTech, avec d’autres grandes écoles, sur le plateau de Saclay, engagée il y a une dizaine d’années. Au plus tard fin décembre 2023, enseignants, étudiants et labos de recherche doivent avoir quitté Grignon et rejoint le nouveau campus de la grande banlieue sud de Paris.

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Le produit de la vente du domaine ainsi que celui des trois autres sites franciliens dont AgroParisTech était propriétaire devaient contribuer au financement de cette installation. Selon les informations que nous avions publiées en décembre dernier, le montant total attendu, en 2017, des produits de la cession des quatre sites était de 130,7 millions d’euros.

Or le premier de ces sites à être passé dans les mains du privé, le bâtiment qui abritait la direction de l’école rue Claude-Bernard, dans le Ve arrondissement parisien, a pu être valorisé en 2019 à 110 millions d’euros. C’était bien plus qu’attendu. Les services de l’État auraient pu alors renoncer à la vente de Grignon en privilégiant la vente des deux autres sites - un bâtiment avenue du Maine, un autre à Massy, dans l’Essonne –, ce qui aurait suffi pour arriver à l’équilibre. Avec les 18 millions désormais attendus de la vente de Grignon, c’est le choix inverse qui a été fait. Au détriment d’une cession d’un bout de patrimoine culturel et agronomique majeur.

Pour Altarea Cogedim, cette opération pourrait s’avérer très juteuse. Avec les niveaux de prix de l’immobilier en Île-de-France, la cadre architectural du site et la proximité de la forêt, des appartements réhabilités au sein du domaine de Grignon pourraient valoir cher sur le marché. Surtout, l’entreprise pourrait s’acquitter des travaux à moindre coût : la réhabilitation sur de l’ancien bénéficie d’importantes déductions fiscales grâce à différents dispositifs législatifs, notamment un amendement voté fin 2017 ouvrant la voie à des pratiques d’optimisation fiscale sur du logement aménagé dans des bâtiments relevant du patrimoine national.

Alterea Cogedim travaille en ce sens avec la société Châteauform’ pour la réhabilitation du château en « campus de séminaires », et avec sa filiale Histoire & Patrimoine, spécialiste de la réhabilitation sur de l’ancien, pour la partie logements. Cette filiale a déjà géré deux chantiers importants dans les Yvelines, la surintendance des bâtiments de Versailles et le château de Pontchartrain à Jouars. Selon une étude approfondie de Julien Lacaze, président de l’association Sites & Monuments et membre de la Commission nationale du patrimoine et de l’architecture, publiée l’an dernier, ces deux joyaux du patrimoine français donnent précisément lieu à une vente à la découpe de logements aménagés dans leurs murs, subventionnée fiscalement par la collectivité. Avec, dans les deux cas – 50 appartements pour le premier ; de 86 à 110 pour le second –, une remise en question de l’unité architecturale et esthétique des bâtiments.

Sur Grignon, le budget d’investissement d’Altarea Cogedim pour l’ensemble des travaux se situe entre 30 et 35 millions d’euros. Cela pourrait ouvrir droit à des réductions fiscales appréciables, qui minorent d’autant les 18 millions d’euros escomptés de la vente. Selon des calculs réalisés par le groupe de travail sur l’avenir du site constitué d’étudiants et d’anciens élèves de Grignon, Altarea Cogedim pourrait, une fois ses travaux de rénovation réalisés, valoriser l’ensemble à 80 millions d’euros.

Altarea Cogedim n’est pas un débutant en la matière. De tous les participants à la compétition – il y en avait une dizaine au départ –, son projet était le mieux ficelé. Selon nos informations, le promoteur a commencé à travailler sur le rachat de Grignon bien avant le lancement de la vente. Dès juillet 2019, soit huit mois avant l’ouverture de l’appel d’offres, il mobilise une
équipe de plusieurs personnes sur le projet. Ce dernier sera présenté à plusieurs reprises au département des Yvelines avant le début officiel de la procédure et la publication du cahier des charges.

L’autre projet qui bénéficiait de solides appuis politiques, et qui avait la faveur du syndicat majoritaire de la profession agricole, la FNSEA, et des chambres d’agriculture, était celui de Grand Paris Aménagement-REI. Mais sa proposition d’installer, en lieu et place de la « marque » Grignon, une école d’agriculture privée gérée par UniLaSalle, qui a déjà pris une place très importante dans l’enseignement vétérinaire, a fini par inquiéter en haut lieu.

Avec le projet Altarea Cogedim, qui n’a pas vocation à rester une fois les travaux finis, c’est un morcellement du site qui commence avec, à l’avenir, des propriétaires aux intérêts potentiellement divergents. Les risques que cela entraîne pour la gestion du site, de ses ressources naturelles comme de son patrimoine immatériel sont au coeur des inquiétudes des étudiants, anciens élèves et élus des collectivités territoriales concernées.

Les dés ne sont toutefois pas complètement jetés. Plusieurs failles dans le dossier pourraient s’avérer bloquantes, et l’association Grignon 2000, notamment, entend déposer un recours administratif. En particulier, le statut de la forêt du domaine de Grignon a, semble-t-il, été négligé dans l’appel d’offres : la propriété d’une forêt relevant du domaine public est inaliénable, à moins qu’une loi n’ait été préalablement votée. Ce qui n’a pas été le cas ici.

Joint par Mediapart, le ministre de l’agriculture Julien Denormandie assure : « La présence de la ferme comme de la forêt est incroyablement importante. Les 130 hectares de terres agricoles restent, en gestion, dans la ferme expérimentale. » Quant à la forêt qui, elle, fait bien partie de la vente, le conseil départemental des Yvelines a proposé de la racheter.

Ce point sur les espaces non constructibles du domaine de Grignon n’était pas spécifié dans le règlement de l’appel d’offres, qui portait « a minima » sur la partie bâtie du domaine et pouvait être « étendu à tout ou partie » de la zone non constructible du plan local d’urbanisme (PLU). In fine, l’achat d’Altarea Cogedim porte, à ce stade, sur la partie bâtiments (34 au total) et la partie forestière. Dans l’une des versions du programme d’Altarea Cogedim figure par ailleurs ce projet étonnant : « L’accueil de Coucoo, une offre d’hébergements insolites au coeur de la forêt en partenariat avec le département ». La forêt de Grignon sera-t-elle rendue à un usage public et préservée des installations humaines, oui ou non ? Altarea Cogedim n’a pas donné suite à notre demande d’entretien. Mais la forêt « sera préservée dans son intégralité », précise à Mediapart la Direction de l’immobilier de l’Etat.

Le PLU de la commune de Thiverval-Grignon risque en outre de constituer un obstacle majeur pour les plans du promoteur. La maire élue en juin 2020, Nadine Gohard, maintient qu’elle ne procédera à aucune modification du PLU, ce qui met à bas d’ores et déjà la partie construction du projet. « Mais je ne suis pas éternelle. Ce que fait cette société ressemble à du foncier dormant : elle achète, puis laisse la situation pourrir en espérant un changement de majorité au conseil municipal qui lui permettrait ensuite de pouvoir construire. » De fait, sur un autre chantier de réhabilitation sur lequel Altarea Cogedim a travaillé, le promoteur a augmenté le nombre de logements avec le temps.
Pour Julien Denormandie, la question du PLU n’est pas un point bloquant. « Il n’y a pas dans cette offre de clause suspensive en cas de non-délivrance des permis de construire par la mairie », a indiqué le ministre à Mediapart. Autrement dit, si Altarea Cogedim n’obtenait pas les autorisations nécessaires pour son programme de logements, il ne pourrait pas se rétracter. Façon, pour le ministre, de garantir que la dimension immobilière n’est pas prioritaire dans le projet et que ce sont les collectivités locales qui garderont la main.

Il n’empêche. Du côté de la mairie comme de la communauté étudiante, c’est l’incompréhension qui domine : le processus s’est fait à l’envers : l’État a empêché que candidats et entités concernées se parlent pendant les douze mois qu’a duré l’appel d’offres, et n’a délivré aucune information aux collectivités territoriales. Un cadre rigide qui a fait obstacle à une co-construction démocratique pour un site qui relève pourtant de l’intérêt général. « Cette vente a été pensée sans les gens du terrain. Le projet d’Altarea Cogedim ne correspond ni à un besoin, ni à une demande », fait valoir Nadine Gohard.

Personne ne sait pourquoi Altarea Cogedim a été retenu, pourquoi les autres ont été rejetés. « Après analyse détaillée de votre offre, j’ai le regret de vous informer que le jury n’a pas retenu votre candidature pour l’acquisition du Domaine de Grignon », dit sobrement le courrier adressé en plein coeur de l’été à l’association Grignon 2000.

Résultat, aujourd’hui, réconcilier des positions antagonistes s’avère particulièrement ardu. Au printemps, pressentant une issue problématique, de nombreux étudiants s’étaient mobilisés et avaient bloqué le campus de Grignon pendant trois semaines. Ils avaient obtenu des entrevues avec les trois candidats afin de pouvoir étudier leurs projets, mais aucun ne s’était trouvé « à la hauteur des enjeux patrimoniaux [que Grignon] porte, et de son potentiel pour l’intérêt national en tant que lieu de production et diffusion de connaissance sur le vivant », selon les conclusions du groupe de travail alors constitué sur l’avenir de Grignon.

L’association étudiante Cercle, créée à l’issue de la mobilisation afin de peser sur l’avenir du site, avait également fait connaître à la Direction de l’immobilier de l’État sa ferme opposition à une opération de promotion immobilière. Elle n’a manifestement pas été entendue. « Nous ne voulons ni artificialisation des sols, ni démembrement de la zone bâtie, et nous voulons qu’AgroParisTech garde un pied sur le site, avec une activité de recherche et d’enseignement, résume Elias Chouli, étudiant impliqué dans la mobilisation au printemps. Ce site a construit l’agriculture de la France. Il devrait construire l’agriculture de demain. » Un futur tourné vers la transition à l’agroécologie et la lutte contre le dérèglement climatique où tant de pistes sont à explorer : installation de maraîchers, développement de circuits courts, projets pédagogiques de rapprochement avec le vivant, essais agronomiques pour organiser la sortie des pesticides...

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Aujourd’hui, de nombreuses inconnues demeurent : quel statut pour les différentes zones non constructibles ? Quid des collections de l’école et des archives, notamment de celles de celui qui fut le premier candidat écologiste à une élection présidentielle, René Dumont (1974) ?…

Le 30 août, Julien Denormandie a confié à Gilles Trystram, directeur général d’AgroParisTech, la mission de finaliser un projet « pédagogique, scientifique et technologique », étant attendu que « le site de Grignon doit continuer à contribuer et enrichir le projet universitaire et scientifique d’AgroParisTech à Paris-Saclay et à fédérer des acteurs académiques, économiques et associatifs engagés sur les enjeux de la transition agroécologique et la lutte contre le changement climatique. »
Que ne l’eut-il dit plus tôt ! Pourquoi avoir empêché toute discussion entre les multiples acteurs depuis mars 2020 ? « Ce sont des règles très encadrées. Je vous renvoie vers la Direction de l’immobilier de l’État, qui est en charge du processus », répond le ministre. La DIE, de son côté, a décliné notre demande d’entretien, répondant brièvement à quelques-unes de nos questions par écrit.

La Rue de Varennes a beau jeu aujourd’hui d’invoquer les enjeux de la transition. La dimension environnementale du site ne figurait pas à l’origine dans les critères de choix des candidatures, et la demande du conseil d’administration d’AgroParisTech, fin 2019, de procéder à un diagnostic environnemental du domaine de Grignon avant sa mise en vente était restée lettre morte.
Pour trouver une issue à ce dossier, il faudra désormais « tenir compte de l’ensemble des acteurs : anciens élèves, Grignon 2000, collectivités locales, acteurs de la filière agricole », indique de son côté le directeur d’AgroParisTech, Gilles Trystram, qui regrette qu’il n’y ait pas eu une approche par le consensus.

Samedi, une manifestation est prévue sur le site. Elle donnera probablement à voir un large spectre de résistances : élus, étudiants, personnel enseignant… L’intersyndicale d’AgroParisTech, composée de sections Sud, CFDT, CFTC, et CGT, a également appelé à manifester contre la vente à Altarea qu’elle qualifie d’« incompréhensible, insultante, à contretemps, en un mot inacceptable ».

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