Mobilisation pour le sauvetage de la ferme des Berceaux à Longuenesse !

Grange, datant des XVII-XVIIIe siècles, de l’abbaye de Saint-Bertin à Longuenesse. Opérations préparatoires à la démolition. Photo prise le 7 août 2018

Ce vendredi 3 août, les Antiquaires de la Morinie ont été avertis de l’arrivée d’engins de démolition sur le site de la ferme des Berceaux. Dans un article consacré à la valeur patrimoniale des lieux – L’Indépendant du 12 avril dernier –, nous mettions l’accent sur le fait que :

La ferme des Berceaux est l’ancienne ferme de l’abbaye de Saint-Bertin à Longuenesse (son existence est attestée dès 1163 et avec certitude en ce lieu en 1452). La grange, datant des XVII-XVIIIe siècles (technique d’assemblage de la charpente), serait le dernier bâtiment actuellement connu d’un domaine agricole de Saint-Bertin à être toujours en élévation dans le Nord de la France et la Belgique.

La ferme, qui appartint à la famille Platiau, est un rare domaine témoin de la première industrialisation de l’Audomarois, au XIXe siècle (genièvrerie construite entre 1843 et 1862, puis sucrerie, créée en 1852). Le patrimoine rural n’est pas un patrimoine au rabais, et celui-ci est exceptionnel !

Les Berceaux furent, entre 1919 et 1929, la base opérationnelle de l’Imperial War Graves Commission (IWGC), ancêtre de la Commonwealth War Graves Commission (CWGC), organisme responsable du dénombrement, de l’identification et de l’entretien des tombes des soldats des États du Commonwealth. Dans un moment où l’Audomarois célèbre ses liens avec le Royaume-Uni, notamment au travers des commémorations liées au Centenaire de la Royal Air Force, on voit mal comment un tel lieu pourrait être abattu.

Opérations préparatoires à la démolition des bâtiments de la ferme des Berceaux. Photo prise le 7 août 2018

La Commission Régionale du Patrimoine et de l’Architecture (CRPA) de la région Hauts de France, dont la commission permanente du patrimoine et de l’architecture s’était prononcée favorablement au premier semestre 2018, devait évoquer la question de cette ferme en réunion plénière au mois de juin, mais le dossier a été retiré à la dernière minute !

Aujourd’hui, en plein milieu de l’été, les bulldozers menacent de détruire un site aussi original que majeur de l’Audomarois, lequel mériterait, au minimum !, une étude scientifique poussée, que les études préalables appelaient de leurs vœux, et qui n’a pas même été faite. La Société Académique des Antiquaires de la Morinie, rejointe dans ce combat par la Société pour la Protection du Paysage et de l’Esthétique de la France (SPPEF), l’une des plus anciennes et plus influentes sociétés de défense du patrimoine au niveau national réclament l’arrêt des travaux et la préservation du site (voir ici). Au-delà des soutiens locaux, d’autres se multiplient sur les réseaux sociaux (Twitter), de la Tribune de l’Art en passant par Stéphane Bern.

Il ne s’agit pas de vouloir stopper le projet de béguinage (maisons pour personnes âgées) mais de protéger un site qui de toute évidence mérite de l’être et de promouvoir la réaffectation à d’autres usages des bâtiments existants. Nous sommes déterminés à mobiliser le plus largement possible, pour la sauvegarde du site.

Matthieu Fontaine, Président de la Société des Antiquaires de la Morinie

 

Extrait de l’entretien donné à L’Indépendant le 12 avril 2018 :
Pourquoi la préservation de la ferme des Berceaux est nécessaire

Dans son édition du jeudi 8 février dernier, L’Indépendant consacrait une belle double page à l’histoire de la ferme des Berceaux, « l’un des derniers visages du vieux Longuenesse », d’après des éléments fournis par Charles Platiau, en indiquant en introduction que « dans quelques mois, cette ferme aura définitivement disparu pour laisser la place à un béguinage, des maisons pour personnes âgées ». Des recherches menées sur l’histoire des lieux ont permis d’en redécouvrir des pans tombés dans l’oubli, dont certains particulièrement importants pour l’histoire de l’Audomarois.

Non seulement il s’agit de l’ancien domaine agricole de l’abbaye de Saint-Bertin à Longuenesse…

Dès 877, l’abbaye possède des propriétés à Longuenesse, comprenant des bâtiments suffisamment importants pour accueillir une partie de la communauté monastique chassée de l’abbaye lors de la réforme bénédictine de 944. L’existence à Longuenesse d’une ferme appartenant à l’abbaye est attestée entre 1163 et 1176, quand un abbé entreprend de la clore de murs. Est-elle déjà implantée à l’emplacement de l’actuelle ferme des Berceaux ? Nous ne le savons pas à ce stade des recherches. Mais nous en sommes sûrs au moins depuis 1452. À cette date a lieu une enquête judiciaire relative à une rixe opposant le fermier de l’abbaye aux hommes du seigneur de Noircarmes, dans la cour de la ferme. Le récit nous apprend que les agresseurs saillirent de lattre et chimentière (le cimetière) de l’église de Longuenesse joignant à la porte de ladite maison et cense : comme aujourd’hui la ferme des Berceaux alias de Saint-Bertin et l’église Saint-Quentin étaient contigus.

Grange, datant des XVII-XVIIIe siècles, de l’abbaye de Saint-Bertin à Longuenesse avant le début des travaux de démolition.

... mais encore la grange de la ferme serait le dernier bâtiment actuellement connu d’un domaine agricole de Saint-Bertin à être toujours en élévation dans le Nord de la France et la Belgique.

Dans le tome X du Bulletin de la Société des Antiquaires de la Morinie, notre prédécesseur Charles Révillion évoquait, toujours d’après des documents judiciaires, la découverte avant 1735 de tombeaux réputés anciens au sud du cimetière. Une vingtaine de tombes avaient déjà été mises à jour au début du XVIIIe siècle, lors de la reconstruction de la ferme de l’abbaye. Un cimetière pourrait donc se trouver sous une partie des Berceaux. Plus intéressant encore, cette vague de travaux sur la ferme correspond chronologiquement à l’âge estimé de la charpente de la grange par des spécialistes après un premier examen. Vu les techniques d’assemblage employées, ils l’estiment entre les XVIIe et XVIIIe siècles. L’examen des matrices cadastrales de la commune conforte ce résultat. Aucune destruction ou reconstruction n’y est mentionnée pour la grange.

La « colonie agricole » des Platiau : un domaine témoin de la première industrialisation de l’Audomarois.

Les archives révolutionnaires permettent d’identifier formellement la ferme des Berceaux comme le domaine de l’abbaye de Saint-Bertin. Avant la Révolution, les abbés et moines la faisaient exploiter par un fermier, le dernier étant Valentin Joseph Bouy. Joseph Alexis Platiau achète les lieux comme Bien national le 4 avril 1791. Sa famille, l’une des Familles anciennes de l’Audomarois étudiées par notre président honoraire, Henri Lorge, fait partie des grandes lignées de cultivateurs versées dans l’agronomie. Le petit-fils de Joseph Alexis, Clément Platiau (1802-1887), va être à l’origine de la construction de deux corps de dépendances flanquant l’habitation. Il diversifie les activités. Une genièvrerie est construite en 1843, elle sera détruite en 1862. Et surtout une sucrerie, créée en 1852, nécessite la construction de nouveaux bâtiments le long de l’actuelle avenue Clemenceau, auxquels viennent s’ajouter des logements ouvriers et une conciergerie au début des années 1860. La société de fabrication de sucre des deux fils de Clément Platiau est dissoute en 1873 mais les installations fonctionnent encore, peut-être sous une forme résiduelle, au plus tard jusqu’en 1883.

À l’heure actuelle, une partie des infrastructures de cette sucrerie a disparu, mais demeurent une cheminée de machine à vapeur et deux corps de fabrication en briques. Elles font partie des derniers témoignages des prémices du développement industriel de l’Audomarois, quelques années avant le grand essor des dernières années du Second Empire et de la IIIe République. L’arrêt de l’activité sucrière n’enlève rien aux capacités des Berceaux. L’envergure industrielle de cette ferme de 240 hectares lui permet d’être qualifiée de « colonie agricole » à la toute fin du XIXe siècle. Le produit des carrières à cailloux du domaine est parfois commercialisé, semences et fourrage y sont vendus chaque année. La force économique réside cependant essentiellement dans les grands pâturages qui entourent la ferme. Ils permettent l’élevage de grands troupeaux de bovins, à la base d’une production laitière de grande capacité. Après la destruction des étables et écuries au tout début des années 2000, l’immense flot implanté au milieu de la cour et la laiterie traduisent toujours l’importance de l’élevage dans cette ferme.

La base opérationnelle de l’Imperial War Graves Commission (IWGC), 1919-1929.

Ancêtre de la Commonwealth War Graves Commission, qui lui a succédé en 1960, l’IWGC est chargée de l’établissement puis de la gestion des cimetières militaires britanniques. Créée en 1917, elle est d’abord stationnée à Hesdin avant d’arriver à Longuenesse en mars 1919, ne comptant alors qu’une douzaine de jardiniers et une cinquantaine de véhicules. Le château La Tour devient son QG opérant en France. Très rapidement, de sérieux problèmes d’intendance se posent, lesquels vont être résolus grâce à l’occupation de la ferme des Berceaux. Les infrastructures de l’ancienne râperie sont louées pour établir une base opérationnelle à partir de laquelle les véhicules sont stockés, réparés et affectés aux différentes créations de cimetières du front ouest. Les bâtiments à usage industriels ne sont pas les seuls à être utilisés. Le logement des Platiau devient le foyer des dactylos travaillant dans la branche administrative.

Grange de l’abbaye de Saint-Bertin à Longuenesse durant la Première Guerre mondiale.

Le château La Tour est un site incontournable dans la procédure d’aménagement des cimetières britanniques du front ouest. C’est là que le bureau des architectes chargés de la besogne est créé et développé. Les trois principal architects y séjournent ponctuellement, et c’est le lieu de travail des six assistant architects en charge des travaux. À plusieurs reprises entre 1919 et 1929, au moins cinq de ces six architectes déclarent que l’adresse principale de leur cabinet est à Longuenesse. Citons par exemple la présence constante de William Binnie, directeur des travaux à partir de 1920, et de son adjoint, Frank Higginson, concepteur du cimetière du Cabaret Rouge à Souchez (intégré aux lieux de mémoire pour lesquels la labellisation UNESCO est en cours).

Ces premières recherches montrent d’abord l’intérêt qu’auraient des investigations complémentaires, et une visite de l’intérieur de tous les bâtiments. Plus encore, elles soulignent de manière incontestable, le caractère exceptionnel de cet ensemble emblématique de l’ancien Longuenesse, incarnation de son histoire la plus ancienne, avec l’église, le château des Berceaux, celui de La Tour et les constructions bordant la route de Wisques.

La présence d’une grange monastique dont la charpente peut être datée des XVIIe et XVIIIe siècles, unique exemple de l’infrastructure agricole d’un domaine de l’abbaye de Saint-Bertin est d’autant plus à signaler qu’il n’en reste que très peu d’exemples en France et en Europe.

La ferme des Berceaux comprend aussi de beaux vestiges, rares dans l’Audomarois, issus d’un grand domaine agricole rationnalisé, celui des Platiau, qui font partie des pionniers de l’industrie agro-alimentaire et de la commercialisation de tels produits.

Enfin, avec le château La Tour, cette ferme constitue un site mémoriel d’importance européenne, voire mondiale à l’échelle du Commonwealth, ayant été le siège principal de l’Imperial War Grave Commission de 1919 à 1929, lieu depuis lequel ont été conçus la plupart des cimetières militaires anglais de la Grande guerre par des architectes de renom.

La Société Académique des Antiquaires de la Morinie, et la communauté des historiens, ne peuvent que s’émouvoir de la menace qui pèse sur ce site. Sa préservation apparaît comme un enjeu essentiel, les lieux conservant des pans entiers de l’histoire de Longuenesse et de l’Audomarois, ainsi qu’une partie de la mémoire britannique de la Première guerre mondiale.