La loi Notre-Dame ne peut être comprise qu’à la lumière du rapport de Dominique Perrault rendu en décembre 2016 sur l’île de la Cité. Malheureusement réactivé après l’incendie du 15 avril 2019, il serait destiné à rendre la cathédrale « plus belle encore »...
Le rapport Perrault – Bélaval de décembre 2016
Le rapport Perrault-Bélaval ne peut être dissocié des mutations domaniales annoncées concernant l’île de la Cité, qu’il entend accompagner. D’importants espaces vont en effet être disponibles pour les investisseurs privés en raison :
– Du transfert du TGI de Paris dans le XVIIe arrondissement libérant le Palais de Justice ;
– De la redéfinition des activités de l’Hôtel-Dieu après le remodelage de la carte hospitalière d’Île-de-France (mutation déjà débutée avec un bail administratif de très longue durée consenti à Novaxia et Amundi) ;
– De la réduction du rôle de la préfecture de Police après la réforme du statut de la ville de Paris.
Le Président François Hollande avait ainsi prévu, dès 2016, d’organiser (et d’occulter médiatiquement) la cession temporaire ou définitive de ces « bijoux de famille » par un geste architectural d’ensemble, fondée sur le concept d’« île monument ».
Une mission fut ainsi confiée au Centre des Monuments Nationaux (représentant l’État propriétaire) et à l’architecte Dominique Perrault. Des propositions intéressantes furent faites dans ce cadre, notamment en termes d’établissement de nouvelles circulations, mais celles-ci étaient avant tout la condition d’une valorisation économique problématique de l’île de la Cité.
Dans son rapport, Dominique Perrault explique ainsi : « A titre indicatif, l’esquisse de projet développée dans le deuxième chapitre du rapport démontre la possibilité de créer environ 100 000 m2 nouveaux sur l’île – soit une valeur foncière nouvelle dépassant le milliard d’euros – sans transformation radicale de son paysage » (Rapport Perrault du 7 décembre 2016, p. 13).
Celui-ci prévoyait, en outre, un vaste plan de captation du flux touristique de la cathédrale Notre-Dame afin de l’orienter vers des structures commerciales ad hoc (galerie commerciale sous le parvis et débarcadère touristique créé sur la promenade Maurice Carême). Il s’agissait ainsi, selon le rapport, de « Convertir le parc de stationnement situé sous le Parvis en Galerie d’accueil pour les visiteurs de la cathédrale, en lien avec un nouveau débarcadère côté Seine, et permettant de relier à la manière d’un Forum, Notre-Dame, la crypte, l’Hôtel-Dieu, et la station Saint-Michel » (Rapport Perrault du 7 décembre 2016, p. 36). La pertinences d’une référence au forum des Halles, ou même au Carrousel du Louvre, interroge évidemment dans le cas de Notre-Dame...
Les esquisses d’aménagements diffusés par l’Agence Perrault (ayant déjà défiguré la Vieille Aile du château de Versailles, voir ici), notamment de la nouvelle promenade Maurice Carême ou du parvis réaménagé de la cathédrale, sont inquiétants, car particulièrement inesthétiques et contraires à l’esprit des lieux (voir photos ci-dessous, extraites de cette vidéo) ! Sans même s’interroger sur la légitimité d’un nouveau lieu de consommation de masse dans Paris, le caractère immodeste des aménagements suggérés (immense parvis vitré, quai éventré...) porte évidemment atteinte à la cathédrale.
Nous pensions ce projet abandonné en raison des multiples règles urbanistiques et patrimoniales protégeant l’île de la Cité (législation sur l’urbanisme, sur les monuments historiques, l’archéologie, classement UNESCO des berges de la Seine...)
L’incendie et le projet de loi Notre-Dame
Les 15 et 16 avril 2019, l’incendie de Notre-Dame et l’urgence quinquennale de « reconstruction » fondée par l’approche des JO de 2024 (bénéficiant déjà à la Tour Triangle, voir ici), ont probablement été perçus comme une occasion de relancer le projet de 2016.
Audrey Azoulay, ancienne ministre de la Culture, nommée le 13 novembre 2017 directrice générale de l’UNESCO, a immédiatement été reçue, le 19 avril, par le Président Emmanuel Macron au sujet de la cathédrale Notre-Dame (voir ici).
Le 16 avril, le groupe LVMH promettait de verser 200 millions dans le « fonds dédié à la reconstruction » (voir ici). Il est étonnant de constater - ce qui n’implique pas pour autant que le groupe se positionne comme investisseur - que la mission Perrault ait auditionné (séparément semble-t-il), en 2016, au titre des « personnalités qualifiées susceptibles d’apporter un éclairage particulier sur l’avenir de l’île de la cité », 2 représentants de ce groupe : « M. Jean-Paul Claverie, conseiller de M. Bernard Arnault, président de LVMH » (Rapport Perrault du 7 décembre 2016, p. 47) et « M. Marc-Antoine Jamet, conseiller régional de Normandie, secrétaire général du groupe LVMH » (Rapport Perrault du 7 décembre 2016, p. 48).
Le texte du projet de loi
Le projet de loi avait déjà été rédigé au surlendemain de l’incendie (le Conseil d’État dit en effet dans son avis du 23 avril avoir été « saisi le 18 avril 2019 du projet de loi », voir ici) ! Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 24 avril 2019, il prévoyait, dans son article 9, la possibilité de déroger par ordonnance à de nombreuses législations, notamment pour des « opérations connexes » à la restauration : « le Gouvernement est autorisé à prendre, par ordonnances[...] toutes dispositions relevant du domaine de la loi de nature à faciliter la réalisation, dans les meilleurs délais [...] des travaux de restauration de la cathédrale Notre-Dame de Paris et à adapter aux caractéristiques de cette opération les règles applicables à ces travaux et aux opérations connexes, comprenant notamment la réalisation des aménagements, ouvrages, et installations utiles aux travaux de restauration ou à l’accueil du public pendant la durée du chantier [...]. » Le texte précisait que « ces ordonnances peuvent prévoir des adaptations ou dérogations :
1° Aux règles en matière d’urbanisme, d’environnement, de construction et de préservation du patrimoine [...] ainsi que l’archéologie préventive ; 2° Aux règles en matière de commande publique, de domanialité publique, de voirie et de transport. » (article 9 du projet de loi déposé le 24 avril 2019)
Les ordonnances de dérogation pouvaient donc porter sur les « opérations connexes » aux travaux de restauration de la cathédrale et « notamment » sur les installations provisoires utiles à la restauration, mais ainsi pas exclusivement sur ces dernières...
Exposé des motifs du projet de loi
L’exposé des motifs de la loi donne quelques indications utiles en précisant ce que recouvrent les dérogations relatives à la « préservation du patrimoine ». Celles-ci n’affectent pas la seule restauration de la cathédrale puisque le « droit applicable aux immeubles construits aux abords d’un monument historique » était expressément mentionné comme entrant dans leur champ (voir ici).
Étude d’impact du projet de loi
L’étude d’impact, datée du 23 avril 2019, apporte de nouvelles précisions :
- Sur les dérogations propres aux abords
L’étude d’impact affirme que « le droit applicable aux immeubles construits en abords de monuments historiques, prévu par les articles L.621-30 à L.621-32, pourrait également faire l’objet d’adaptations. » (Étude d’impact, p. 33). L’article L. 621-32 du code du patrimoine dispose en effet que « Les travaux susceptibles de modifier l’aspect extérieur d’un immeuble, bâti ou non bâti, protégé au titre des abords sont [en principe] soumis à une autorisation préalable. » Il faut noter l’emploi du pluriel pour « monuments historiques ». Il ne s’agit donc pas des seuls abords de Notre-Dame de Paris (dans un rayon de 500 m) mais de l’ensemble de ceux générés par les monuments historiques de l’île de la Cité.
- Sur les dérogations propres au régime de la domanialité publique
L’étude analyse les « impacts des dispositions [dérogatoires] envisagées » en matière d’occupation privative du domaine public :
« Un dispositif d’autorisation d’occupation et de sous occupation permettrait de dispenser de la procédure de sélection prévue par le code général de la propriété des personnes publiques pour l’opération elle-même [restauration de Notre-Dame proprement dite] et celles qui lui sont liées , y compris si elles sont éloignées. » (Étude d’impact, p. 33) !
- Sur les dérogations propres à l’archéologie
L’étude d’impact précise que « Les travaux de restauration de la cathédrale Notre-Dame pourraient donner lieu à la prescription de fouilles archéologiques, après diagnostic, notamment sur les sites annexes utilisés pour des installations provisoires. Ces opérations peuvent prendre plusieurs mois. » (Étude d’impact, p. 29)
- Sur la création d’un établissement public associant la mairie de Paris
L’étude d’impact explique qu’« Il est envisagé de confier la restauration et la conservation de la cathédrale Notre-Dame de Paris à un établissement public et d’associer à la gouvernance de l’établissement, en particulier dans le cadre de son conseil d’administration, les collectivités territoriales concernées, notamment la Ville de Paris, le Diocèse de Paris en tant que principal utilisateur de la cathédrale [...]. Or les deux établissements publics existants ne disposent pas d’une gouvernance reflétant pleinement la diversité des personnes intéressées à la restauration de la cathédrale Notre-Dame de Paris. » (Étude d’impact, p. 23)
Cette disposition, écartant l’OPPIC et le CMN comme ne permettant pas d’associer la ville de Paris, était à ce stade incompréhensible, la cathédrale Notre-Dame n’appartenant qu’à l’État... En outre, la mairie de Paris ne brille pas par le soin qu’elle apporte à la conservation du patrimoine cultuel !
L’étude d’impact justifie également la création d’un établissement public dédié par cette considération surprenante : « Par ailleurs, l’Etat souhaite pouvoir disposer de toute latitude dans le choix des dirigeants de l’établissement, en particulier s’agissant des contraintes liées aux règles de limites d’âge applicables à la fonction publique de l’Etat », régime dérogatoire permettant la nomination du général Georgelin (Étude d’impact, p. 24).
Les déclarations de Dominique Perrault et du Président de la République
Dominique Perrault, interviewé dans Le Point du 23 avril 2019, date de la remise de l’étude d’impact et veille du dépôt du projet de loi, donne des indications intéressantes. Évoquant son rapport remis en décembre 2016 et se référant au concept « d’île monument », dépassant la seule cathédrale, il explique : « La question qui se posait, c’est de savoir comment 14 millions de visiteurs qui viennent chaque année sur le parvis de Notre-Dame disparaissent presque immédiatement . [...] le public quitte l’île de façon très rapide car il y est très mal accueilli. »
« Je ne vais pas tout vous dire aujourd’hui ! [...] Mais oui, il faut repenser la cathédrale avec son île, pour ouvrir la réflexion sur l’accueil d’un public plus large, et sur les conditions d’appropriation de ce patrimoine. Et je pense que l’idée de s’ouvrir est très belle. » (voir ici).
C’est en définitive le discours d’Emmanuel Macron du 24 mai 2019 qui lève toute ambiguïté sur la volonté de réactivation du projet Perrault, pensée semble-t-il immédiatement : « Et, je l’ai dit le soir de l’incendie, nous construirons Notre-Dame plus belle encore en repensant ses abords : le parvis, le square Jean XXIII, la promenade du flanc sud de l’Île-de-la-Cité, dans un dialogue constant, notamment avec le clergé et la Ville de Paris et en nous appuyant sur les travaux qui ont été réalisés il y a maintenant plus de deux ans par plusieurs ici présents [Dominique Perrault était au nombre des invités : voir ici], et en lui redonnant une flèche. Mon représentant spécial sur ce dossier, le général Georgelin, et le ministre de la Culture, que je remercie de son investissement sans faille sur ce dossier depuis le 15 avril, y veilleront. C’est dans cet esprit et en élargissant le projet que nous conduirons cette entreprise. » (voir ici)
Les amendements gouvernementaux de juillet 2019
La polémique née de la multiplicité des dérogations - à définir par voie d’ordonnance - a provoqué la suppression de l’article 9 du projet de loi par le Sénat et, en réponse, 2 amendements du Gouvernement (voir ici et ici) destinés à inscrire directement dans la loi des dispositions devant initialement être réglées par ordonnance. Ces amendements, votés par l’Assemblée Nationale le 2 juillet 2019, confirment, de façon anticipée, la volonté d’un réaménagement des abords de la cathédrale conforme aux orientations de la mission Perrault.
L’article 8 du projet de loi révèle ainsi que l’établissement public créé peut « Réaliser des travaux d’aménagement de l’environnement immédiat de la cathédrale Notre-Dame de Paris tendant à sa mise en valeur et à l’amélioration de ses accès ; à cette fin, il peut passer une convention de maîtrise d’ouvrage avec la ville de Paris ; »
Il précise également que « Les ressources de l’établissement sont constituées : 1° Des subventions de l’État, notamment issues du produit des fonds de concours provenant de la souscription prévue par la présente loi [...] ; 2° Des subventions d’autres personnes publiques ou privées ; »
L’exposé des motifs explicite cette notion nouvelle « d’aménagement de l’environnement immédiat » de la cathédrale : celui-ci désigne « principalement le parvis, les squares entourant la cathédrale et la promenade du flanc sud de l’Ile de la Cité ; » (voir ici), c’est-à-dire précisément les zones d’intervention définies par le projet Perrault.
Les dérogation au droit du patrimoine sont heureusement limitées à la suppression de la consultation de la Commission régionale du patrimoine et de l’architecture en cas d’appel de l’avis de l’ABF « sur les installations et constructions temporaires ». Mais, en toute hypothèse, l’ABF est impuissant concernant des aménagements souterrains. Pour le reste, il se montre en général docile (permettant notamment au groupe LVMH de raser un îlot entier d’immeubles des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles pour son projet de la Samaritaine). En revanche, il s’agit bien de déroger, toujours par voie d’ordonnance, aux règles d’urbanisme, applicables notamment au sous-sol, ou au droit de l’environnement.
La nouvelle mouture de l’article 9 laisse ainsi une place très significative aux ordonnances, qui devront « faciliter la réalisation, dans les meilleurs délais [...] des travaux [...] de restauration de la cathédrale de Notre-Dame de Paris et d’aménagement de son environnement immédiat, y compris son sous-sol [...] Ces ordonnances peuvent prévoir des adaptations ou dérogations aux règles en matière de voirie, d’environnement et d’urbanisme, en particulier en ce qui concerne la mise en compatibilité des documents de planification, la délivrance des autorisations nécessaires, ainsi que les procédures et délais applicables . »
L’exposé des motifs précise à nouveau que « l’environnement immédiat [de Notre-Dame], y compris son sous-sol » désigne « principalement le parvis, les squares entourant la cathédrale et la promenade du flanc sud de l’Ile de la Cité . [...] » (voir ici).
Conclusion :
Les débats entourant la restauration de la flèche, comme la réactivation à cette occasion de la « querelle des anciens et des modernes », occultent malheureusement la question également importante du devenir des abords de la cathédrale. Dans un contexte sensible de mutation domaniale de l’île de la Cité, les dérogations du projet de loi sont probablement autant destinées à « reconstruire » rapidement la cathédrale qu’à « lever les freins » d’un réaménagement de ses abords peu compatible avec la législation actuelle. Si les amendements au projet de loi comportent des avancées, la vigilance reste ainsi de mise.
Julien Lacaze, vice-président de Sites & Monuments
Consulter le rapport de la mission Perrault du 7 décembre 2016 sur l’île de la Cité