Comme à l’accoutumée, le jury de cette huitième édition du prix « Allées d’arbres » était pluridisciplinaire. Croiser des regards et des compétences du champ de l’arboriculture, du paysage, de la culture et de l’environnement est nécessaire quand on travaille sur les allées d’arbres, car celles-ci sont à la croisée de toutes ces disciplines. Cette particularité sous-tend d’ailleurs tout l’article L350-3 du Code de l’environnement qui protège ce patrimoine. Croiser ainsi les disciplines est aussi une chance : on apprend des autres, on élargit son regard, on devient plus fin dans ses propres jugements. C’est ainsi que les membres du jury ont pris le temps d’examiner soigneusement les dix-huit dossiers en lice et de confronter leurs analyses, finalement convergentes.
Ils ont ainsi retenu cinq lauréats. Deux sont des « poids lourds », avec des actions d’envergure qui ont la vertu de requalifier des territoires ou portions de territoires, démontrant le rôle important que les allées d’arbres peuvent avoir en matière d’aménagement et de cohésion. Il s’agit de la communauté d’agglomération Versailles-Grand Parc et du conseil départemental de l’Essonne. Les trois autres lauréats – la commune d’Augny, en Moselle, l’association ARBRES - Gardiens de l’ombre, dans le Gard, et M. et Mme de Laffon, propriétaires du château de Gizeux en Indre-et-Loire – montrent quant à eux combien l’action des citoyens et l’action des élus ou des propriétaires converge autour de ce patrimoine réellement commun à tous.
Découvrons ensemble ces beaux exemples d’actions pour les allées d’arbres.
Quand en 1995, Claude Bertsch s’est élevé contre l’étêtage de l’alignement de marronniers bordant le chemin de la commune d’Augny, il était un simple habitant de cette commune mosellane d’à peine plus de 2 000 habitants. Un habitant conscient qu’étêter des arbres leur était néfaste, en plus de blesser le regard et de dérober l’ombre bienfaitrice aux usagers.
Son souci de conserver cet alignement dans les meilleures conditions ne l’a pas quitté lorsqu’il a été élu au conseil municipal et désormais, près de trente ans plus tard, c’est la commune qui veille au bon devenir de ce patrimoine d’intérêt général. Car c’est bien de cela qu’il s’agit, un patrimoine d’intérêt général : non seulement ces arbres marquent très fortement le paysage d’Augny, à la fois par la grande longueur de l’alignement – 2 kilomètres – et sa manière de se couler dans l’espace et de faire sentir le relief, mais ils sont aussi un patrimoine culturel témoin de l’histoire de la Moselle annexée – ils ont été plantés par les Allemands au tournant du XXe siècle le long du chemin menant au fort Saint-Blaise, l’un des éléments du dispositif de protection de la ville de Metz. À cela s’ajoute leur rôle pour la biodiversité, tout simplement essentiel pour l’humanité : les arbres offrent chacun toute une série d’habitats diversifiés et forment ensemble un corridor de déplacement précieux.
Bien que cet alignement d’arbres soit protégé par l’article L350-3 du Code de l’environnement, la commune a choisi d’identifier l’ensemble des arbres dans son plan local d’urbanisme comme un « élément boisé classé » en vertu de l’article L113-1 du Code de l’urbanisme. Une protection réglementaire nécessaire puisque les boisements de l’autre côté de la voie étant a priori spontanés, ils échappent à la loi. Dans le futur plan local d’urbanisme intercommunal de l’Eurométropole messine en cours d’élaboration, la commune le fera reconnaître comme élément de la trame verte et bleue.
Concrètement, la commune surveille l’état des arbres. Plutôt que d’abattre ceux-ci en cas de risque de rupture des branches, elle maintient des totems comme habitats pour la vie des insectes et de toute la faune qui en dépend. Enfin, elle regarnit l’allée lorsque l’abattage devient nécessaire. Car malheureusement, trente ans après les mauvaises tailles drastiques, leurs conséquences néfastes se font sentir, et l’on comprend pourquoi l’article L350-3 du Code de l’environnement interdit de telles pratiques : elles tuent les arbres à petit feu.
Mais comment replanter ? C’est la question que tout le monde se pose aujourd’hui. La commune a fait le choix de regarnir l’alignement avec des marronniers, certes comme à l’origine, mais aussi avec des alisiers torminaux et des cormiers, ces deux dernières espèces étant des espèces autochtones très mellifères, aux fruits prisés des oiseaux et consommables, supportant les sécheresses et pouvant vivre deux cents ans et atteindre 25 mètres de haut pour les alisiers et quatre cents ans et 20 mètres pour les cormiers. S’agissant d’une allée campagnarde, mêlant aujourd’hui des régénérations spontanées et des arbustes, et compte tenu du risque que fait peser une bactérie sur l’avenir des marronniers, cette diversification trouve sa justification dès lors que le choix s’est porté sur des arbres globalement de même « grandeur » (développement final), plantés selon le même rythme régulier que l’alignement d’origine.
Saluons ce bel engagement personnel devenu, avec ténacité, engagement collectif : sans cela, l’alignement de marronniers aurait pu vite disparaître, car laisser vieillir les arbres en place reste visiblement aujourd’hui encore une gageure et un acte militant pour la commune. Et qui aurait veillé à les remplacer ?
Les lecteurs qui suivent de près les questions d’arbres se souviennent sans doute de la mobilisation, en 2020, contre un projet d’abattage porté par l’État, en l’occurrence la Direction interrégionale des routes DIR-Méditerranée : 126 platanes bordant la RN 113 à Aigues-Vives, petite commune gardoise de 3 500 habitants, devaient être abattus au motif de sécurité routière. Une violation pure et simple de l’article L350-3 du Code de l’environnement, puisque la sécurité routière ne fait pas partie des motifs de dérogation admis.
Le maire, soutenu par le conseil départemental, le conseil régional, le député et le sénateur, mais aussi par diverses associations régionales et nationales, s’y était opposé. Parmi ces associations, l’association gardoise ARBRES - Gardiens de l’ombre – à ne pas confondre avec l’association nationale ARBRES dont le président est Georges Feterman, bien connu pour son engagement particulier pour les arbres remarquables, et qui faisait aussi partie des associations mobilisées.
Heureux revirement de situation en juin 2021 : contrairement à l’allégation initiale de la DIR-Méditerranée qu’il était techniquement impossible de proposer autre chose que la solution hyper-simpliste qu’elle proposait – l’abattage –, tout à coup il devenait possible de rétrécir la chaussée et ainsi de poser des glissières de sécurité, et d’abaisser la vitesse à 70 km/h. L’abattage était donc abandonné et l’alignement de platanes vétérans, emblématique du patrimoine routier français du XIXe siècle (ils avaient été plantés en 1879, renouvelés en 1921), aujourd’hui crucial face au réchauffement climatique et pour de nombreuses espèces, était sauvé.
Qu’est-ce qui a fait ainsi bouger les lignes ? La mobilisation du maire ? La mobilisation d’élus de poids à ses côtés ? Celle de grandes associations nationales ? Celle de personnalités ? Le changement de préfet ? Le référé suspension introduit par le maire pour destruction d’espèces protégées ? Le rappel aux services de l’État qu’ils s’apprêtaient à violer la loi ? On ne le saura pas, et peu importe. Ce qui est essentiel et certain, c’est que chacun a joué sa part. Sans cela, les platanes ne seraient plus. Aussi, si c’est bien l’association ARBRES - Gardiens de l’ombre qui a présenté cette action conjointe au « prix des allées », c’est bien tous, et en particulier la commune, que le jury entend remercier pour leur action et encourager à poursuivre une réflexion sur l’avenir de ces alignements de platanes qu’il faut aussi préparer.
C’est d’ailleurs ce à quoi invite l’association ARBRES en étendant le regard aux autres allées de la commune : la rue de la Gare, une route départementale avec 146 platanes alignés sur un kilomètre, et l’avenue Maurice-Vedel, avec 24 platanes sur 110 mètres. Historiquement, culturellement, et du point de vue paysager, toutes ces allées forment bien un ensemble dont on notera que, bien que vivant – et donc mortel –, il a survécu aux monuments de pierre : les allées d’Aigues-Vives, liées à l’histoire de la viticulture et du chemin de fer et qui menaient aux deux gares utilisées pour l’acheminement des barriques existent bel et bien encore, tandis que les gares de pierre, elles, ont été démolies.
Partout, en France et ailleurs, les professionnels s’alarment du devenir des arbres face aux canicules et aux sécheresses à répétition. Mais le changement climatique, ce sont aussi les événements extrêmes, comme cette tornade de juin 2021 : catastrophe pour l’allée de platanes bicentenaire reliant le village de Gizeux au château, pour les tilleuls des allées du fer à cheval de l’esplanade, ainsi que pour 350 arbres du parc. Arbres à terre, arbres restants brisés, arbres fragilisés.
Pourtant, guère plus d’un an après ce dramatique événement qui bouleversait complètement le paysage, les allées étaient replantées. Dans ce court espace de temps, il avait fallu déblayer et sécuriser d’urgence les lieux, analyser la situation, définir une stratégie pour les replantations, mobiliser des financements. Avec l’aide des spécialistes du ministère de la Culture notamment, il fut décidé de renouveler les allées dans leur totalité. C’est ainsi que 260 arbres furent plantés : 86 chênes chevelus pour l’allée principale, le reste des tilleuls à petite feuille pour les allées doubles de l’esplanade.
Dans ce moment dramatique pour les allées, la mobilisation de la population à la fois pour le déblayage et pour le financement participatif montre une fois de plus, s’il en était besoin, que les allées et leur devenir touchent bien au-delà des seuls propriétaires. Il est vrai que ceux du château de Gizeux, de leur aveu même, se voient bien plus comme passeurs éphémères, dépositaires de la longue histoire des lieux. Alors, tout naturellement, le jardin est ouvert à tous…
La présentation du dossier présenté par le conseil départemental de l’Essonne était plus que soignée et les photos particulièrement attrayantes. Comment ne pas y déceler la sensibilité des différents acteurs à la qualité esthétique intrinsèque des allées et leur bonne compréhension du potentiel que cela représente ? Mais peut-être peut-on y voir aussi l’attrait que le « prix des allées » peut présenter pour une collectivité qui souhaite développer sa politique en matière d’arbres. Ce qui est certain, c’est que les allées constituent désormais un volet spécifique important de la politique en faveur de l’arbre initiée par le département en 2001, après le passage des tempêtes Lothar et Martin fin 1999. Rien d’étonnant à cela car les allées d’arbres apportent toujours plus que ce qu’apportent arbres isolés, bosquets et bois : la dimension historique et culturelle particulière, la dimension paysagère marquante, par sa linéarité et son ampleur potentielle, et bien sûr la proximité maximale avec les citoyens, qui bénéficient directement et quotidiennement des bienfaits des arbres, qu’ils habitent une rue bordée d’arbres ou circulent sur ces routes.
Image de marque du département de l’Essonne et perçues comme telle, les allées n’avaient pourtant cessé de se faire de plus en plus rare, avec 37 % du patrimoine perdu entre 2002 et 2019 ! Autant dire qu’un engagement fort en faveur des allées d’arbres du département est aujourd’hui une réelle nécessité, heureusement inscrite dans le schéma directeur adopté en 2019.
Conservation, entretien et replantation en sont les ingrédients indispensables. Ainsi les vieilles allées sont désormais maintenues pour la biodiversité et des mesures sont prises pour garantir au mieux que les arbres existants ne soient pas endommagés. Le barème VIE (valeur intégrale évaluée de l’arbre [1] ) a été adopté et est utilisé pour bien faire comprendre la valeur des arbres et le risque monétaire à les maltraiter. Par ailleurs, les alignements d’arbres, assimilés à des réseaux, doivent être pris en compte dans les déclarations de travaux des entreprises. En matière de replantation, l’intérêt des regarnis ponctuels – transition progressive, tant en termes d’évolution du paysage que des biotopes – est pris en compte et des sections plus conséquentes potentiellement plantables ont été identifiées. Ainsi, l’objectif de plantation affiché (4 000 arbres en plus des 3 000 plantés depuis 2021) permettrait de retrouver et dépasser légèrement le niveau de 2002. Désormais, l’enjeu consistera à renforcer la coopération entre le service Espaces verts, jardins et paysage et le service des routes et à abandonner les règles de distances minimales de plantation au bord de chaussée : c’est en effet une condition nécessaire pour pouvoir maximiser les sites replantables, et surtout pour recréer la perception forte de la colonnade et faire bénéficier les usagers de la voûte dispensatrice d’ombre.
D’autres départements le font, tels celui de la Haute-Garonne, en s’appuyant notamment sur les études de sécurité routière montrant qu’il n’y a pas de corrélation entre le risque routier et la richesse en arbres d’alignement, y compris en bordure de chaussée. La sécurité routière peut et doit être abordée autrement. Ce sujet a d’ailleurs fait l’objet du colloque international intitulé La Beauté essentielle des allées d’arbres organisé par l’association Allées-avenues /allées d’avenir du 19 au 21 novembre 2023 à Carcassonne.
Que retenir finalement de l’action du département ? À coup sûr, le développement progressif d’une chaîne interne de compétence pour l’entretien des arbres et les plantations, sans laquelle la meilleure des volontés en la matière est vouée à l’échec. Aujourd’hui, le département de l’Essonne va encore plus loin : conscient que les communes n’ont souvent pas accès aux mêmes compétences internes ou externes, il s’engage dans une phase d’essaimage, à rebours de l’abandon de gestion qui s’est opéré au travers de nombreuses conventions départementales par le passé. Le besoin, partout en France, est réel et cette expérience sera suivie de près !
Versailles, Louis XIV, Le Nôtre, le jardin « à la française ». Autant de noms et d’expressions indissociables des allées d’arbres, bien sûr. Si les allées sont apparues dans les jardins de la Renaissance italienne et si elles ont été codifiées dans des traités bien avant que Le Nôtre n’en fasse usage dans ses jardins, l’aura de Louis XIV et de son jardinier ont largement contribué au succès des allées d’arbres bien au-delà de nos frontières. Avec un élément marquant : la manière dont Le Nôtre a fait du grand paysage un prolongement du jardin, en s’appuyant pour cela sur l’effet structurant des allées d’arbres.
Le dossier qui nous était soumis concernait justement ce grand paysage de la plaine de Versailles, site classé au patrimoine mondial de l’Unesco, et la restitution de l’allée majeure qui en constituait l’axe, en continuité de celui du Grand canal : la double allée de Villepreux, qui, lorsqu’elle fut créée vers 1675, s’étendait sur 5 kilomètres jusqu’au village éponyme.
Malheureusement, le démantèlement révolutionnaire de l’allée, puis le sectionnement de ce vaste espace par la voie ferrée au XIXe siècle et l’autoroute 12 au XXe avaient, malgré des périodes de replantations partielles, détaché cet espace du jardin-paysage de Versailles et l’avaient livré à des découpages fonciers et une colonisation par diverses installations. Face à cet état de fait, des études étaient lancées dès 2007 afin de pouvoir recréer la perspective d’origine et redonner à l’œuvre de Le Nôtre sa cohérence. Ceci passerait bien évidemment par la recréation de la double allée de Villepreux, épine dorsale du projet. Une démonstration magistrale du potentiel des allées à être un outil d’urbanisation, pour unifier, structurer un territoire, et contenir l’urbanisation.
Le projet envisagé s’arrêtera toutefois à la barrière de l’A12, ce qui représente tout de même une longueur de près d’un kilomètre et près de 600 arbres à planter. Ceci vaut déjà, en soi, une belle reconnaissance. Mais ce qu’il faut surtout mesurer et saluer, c’est la patiente et complexe recomposition foncière que cela a nécessité. Si les acquisitions de terrains ont pu se faire sur un premier tronçon de 400 mètres à partir de 2014, avec des plantations effectuées à partir de 2020 – treize ans après le début des études –, une déclaration d’utilité publique est en cours pour les 500 mètres restants. Rien, en tout cas, n’est laissé au hasard, qu’il s’agisse de l’aspect historique, avec une prospection géophysique et des sondages pour identifier l’implantation des arbres d’origine, des conditions de plantation, avec l’intégration de noues le long de certains alignements pour que les arbres bénéficient des eaux de ruissellement, ou encore de la réflexion fine sur la nature des plantes basses d’accompagnement pour la biodiversité, ajustée en fonction des usages – agricoles ou autres – des abords. Seul bémol : le choix, motivé historiquement, de planter deux variétés modernes d’ormes. En effet, bien que créées pour résister à la graphiose de l’orme, ces variétés ne sont pas absolument résistantes. Surtout, il s’agit de clones, donc tous génétiquement identiques. Pour maximiser les chances de résilience des plantes, c’est au contraire vers des arbres de production locale, issus de semis, garantissant à la fois une bonne adaptation locale et une diversité génétique, qu’il conviendrait de s’orienter ; c’est d’ailleurs ce que prévoit de faire le conseil départemental de l’Essonne pour ses futures plantations.
En 2016, l’année où Sites & Monuments remettait pour la première fois le « prix des allées d’arbres » aux lauréats, la nouvelle loi pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages était adoptée. Elle intégrait l’article L350-3, désormais bien connu de tous les amoureux des allées d’arbres. Cet article qui protège les allées a été modifié en 2022 avec l’adoption de la loi relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l’action publique locale, et son décret d’application publié en mai dernier. Consciente que ces textes réglementaires ne peuvent, à eux seuls, livrer toutes les clés nécessaires à la préservation et au renouvellement des allées d’arbres, craignant aussi que faute d’une compréhension fine des enjeux ou d’un manque de moyens, la volonté politique affichée par le législateur ne se trouve affaiblie dans les faits, l’association Allées-Avenues /allées d’avenir a élaboré un mémento : cet outil très complet rappelle très brièvement ce qu’est un arbre, avec ses besoins, et ce qu’est une allée, avec ses valeurs ; il éclaire les formulations des textes réglementaires, pointe les dangers susceptibles d’en amoindrir la portée, fournit des éléments concrets pour leur application et, enfin, propose un certain nombre de bonnes pratiques et de ressources utiles [2].