Sites & Monuments n° 220 - 2013

Revue 220 - Année 2013

20,00 EUR

Sommaire

  • Éditorial
    Alexandre Gady, président de la SPPEF
  • Le paysage est multiple
    Entretien avec Michel Desvignes, architecte-paysagiste (propos recueillis par Michel Fulla)
  • Sites, monuments et paysages : le point de vue d’un géographe
    Bertrand Lemartinel, professeur de géographie physique, université de Perpignan Via Domitia
  • Les peintres et la nature : une longue histoire d’amour
    Francis Villadier, conservateur en chef du patrimoine, directeur du patrimoine historique de la ville de Meudon
  • La protection juridique des arbres en France
    Dominique Saumet, adhérent de la SPPEF
  • Des arbres remarquables
    Dominique Saumet, adhérent de la SPPEF
  • Pourquoi le jardin
    Marco Martella, historien des jardins et fondateur de la revue Jardins
  • Les arbres
    Jean Lahore (1840-1909), poète
  • Arbres dans la ville. Exemples d’Amiens et de Nîmes
    Farideh Rava et Association A.R.B.R.E.S. Gardiens de l’ombre, Nîmes-Métropole
  • Un observatoire des paysages basé sur la photo
    Emmanuelle Dubois, chargée de mission, pôle mobilisation éco-citoyenne au parc naturel régional Scarpe-Escaut
  • Guide pratique à l’attention des résistants aux éoliennes
    Fabien Bouglé, délégué de la SPPEF pour la Vendée
  • Origines et évolutions de la protection des monuments historiques en France
    Frantz Schoenstein, ministère de la Culture, chef de bureau de la protection des monuments historiques
  • Charles Bernier (1857-1936), père retrouvé de la loi de 1913
    Julien Lacaze, docteur en droit, vice-président de la SPPEF
  • La SPPEF et les monuments historiques en 1913
    Sue-Lian neville, historienne d’art
  • Les Architectes des Bâtiments de France, bilan et devenir
    Philippe Aramel, architecte des bâtiments de France du Vaucluse
  • Science et conservation du patrimoine, une alliance nécessaire
    Isabelle Pallot-Frossard, conservateur général du patrimoine, directeur du laboratoire de recherche des Monuments historiques
  • Marseille et son patrimoine, une relation toujours en devenir
    Nicolas Faucherre, professeur d’histoire de l’art à l’université d’Aix-Marseille
  • Beyrouth : une amnésie architecturale
    Joseph Nasr, docteur en philosophie, architecte DPLG
  • Faut-il encore des églises ?
    Jean-Louis Hannebert, architecte des bâtiments de France (H), administrateur de la SPPEF
  • Quel avenir pour nos églises ?
    Philippe Seydoux, docteur en histoire de l’art, administrateur de la SPPEF
  • Les cimetières, un patrimoine à sauvegarder
    Jean-Pierre Ehrmann, architecte des bâtiments de France (H), administrateur de la SPPEF
  • Notes de lecture
    Farideh Rava et Robert Werner, administrateur de la SPPEF

Vie de l’association


Editorial d’Alexandre Gady, Président de la SPPEF

« Tout a été dit, mais comme personne n’écoute, il faut sans cesse répéter ». L’amusante sentence d’André Gide revient spontanément à l’esprit quand on examine la situation du patrimoine naturel et bâti en France. C’est bien notre devoir de revenir sans cesse aux fondements de nos combats, dont la mode, la crise ou la simple folie des hommes nous éloignent sans cesse. Cette année, un nouvel anniversaire est l’occasion de réfléchir à la pertinence de nos systèmes de protection : le centenaire de la bienfaisante loi de 1913 1, qui succède ainsi au cinquantenaire de la loi Malraux, à laquelle était consacré notre dernier numéro de 2012.

Tous ces anniversaires, accompagnés de déclarations ornées, de colloques savants et de congratulations générales, sont à la fois riches et décevants. Pour notre Société dont les milliers de militants et les délégués départementaux sont quotidiennement à l’œuvre, il est en effet difficile de ne pas faire le parallèle entre les beaux discours et la vérité froide du terrain. Jamais, en effet, depuis la fin des « années patrimoine », qui apparaissent désormais si loin de nous, notre pays n’a connu de telles attaques, sous toutes leurs formes, contre notre système de protection, mettant en péril non seulement la préservation, mais plus encore la transmission de nos paysages et de nos édifices. Il convient donc de s’interroger sereinement sur cette situation.

Celle-ci a évidemment des causes « externes », comme disent les juristes : la crise financière, en premier lieu, qui suscite des tensions dans toute la société, délite le lien entre les Français et pousse aux discours simplistes. La conséquence directe en est l’excès de dérégulation, pudiquement appelée ici « simplification », qui voit l’État en profiter pour dérégler les contraintes tout en rognant les possibilités d’ester en justice des citoyens [...]

Mais il faut surtout pointer ici des causes plus profondes. L’une est politique : le changement de paradigme de notre contrat politique, il y a trente ans, qui nous a fait passer du centralisme à la décentralisation, produit mécaniquement ses effets. Les élus locaux sont devenus des acteurs majeurs dans presque tous les domaines, tandis que l’État ne dispose plus, aujourd’hui, de la même majesté, c’est-à-dire des mêmes pouvoirs, ni des mêmes budgets… Le système du patrimoine ayant été construit par un État jacobin depuis 1830, la nouvelle donne politique bouleverse logiquement tout. Le symbole de ces tiraillements est bien connu : objet de toutes les critiques et de toutes les menaces, l’architecte des Bâtiment de France est un petit soldat jacobin resté seul sur le front de la décentralisation. Sa position est naturellement intenable : trop faible pour les défenseurs du patrimoine, il est encore trop fort pour ses ennemis. On se désole d’ailleurs qu’il manque – coût dérisoire pour l’État – plus de trente ABF sur le territoire national, affaiblissant ainsi l’efficacité de l’administration.

L’autre cause, plus profonde encore, est culturelle : la quasi-absence de relais médiatique pour le patrimoine et les paysages, que ce soit à la télévision ou à la radio, les balbutiements de l’enseignement de l’art, venu trop tard dans le système éducatif français (2008 contre 1924 en Italie !), enfin l’effondrement de la culture générale, c’est-à-dire partagée, peuvent l’expliquer. Plus inquiétante est la révolution numérique, qui nous habitue un peu plus chaque jour à une multiplication d’images virtuelles et de possibles qui aboutissent lentement à une dématérialisation du patrimoine, vécu comme un jeu et non plus un enjeu. La partie la plus visible (et aussi la plus tragi-comique) de ce phénomène est la multiplication des projets de reconstruction « à l’identique » (de quoi ?), qui prétendent ressusciter des ensembles disparus. Jeux d’enfant, mais que manipulent de grandes personnes avec beaucoup d’argent – la dernière idée farfelue en date concernant la flèche nord de la basilique de Saint-Denis, abattue sous Louis-Philippe, projet grotesque dans lequel de bons esprits semblent prêts à s’égarer.

Les conséquences de ce triple affaissement politique, culturel et financier viennent renforcer un vieux travers de la société civile française : le monde associatif est trop faible, surtout quand son objet social est, comme celui de notre Société, le bien commun sans idée partisane ni intérêt matériel. Pourquoi militer, se battre, quand tout est si complexe ? L’État considère ainsi le monde associatif au mieux avec condescendance – passez votre chemin, braves gens !

Mais la convention européenne d’Aahrus sur la participation du public aux décisions environnementales, son inscription dans la Charte française de l’Environnement (article 7), va modifier les choses, en faisant de la consultation des citoyens et des associations, enfin citées en tant que telles, un préalable et non un accessoire. Pas une consultation à la française donc, qui n’est qu’un leurre informatif, comme l’a montré la pathétique consultation liée à l’opération de l’extension de Roland-Garros dans le bois de Boulogne. Il faut donc se mobiliser et recruter toujours plus d’adhérents, participer aux enquêtes publiques qui vont se multiplier, communiquer par tous les moyens en se souvenant que, ici comme ailleurs, knowledge is power [...]

Dans ce contexte difficile, les associations constatent avec tristesse que l’État n’est pas toujours le garant impartial de notre patrimoine naturel et bâti. Ainsi, dans nos combats majeurs, il est soit faible, soit complice des vandales que nous dénonçons. À Rueil-Malmaison, c’est le ministère de la Culture qui a autorisé la démolition, effective cet été, du beau bâtiment de bureaux de Zherfuss et Prouvé (voir Sites et Monuments n° 117). À Paris, c’est encore lui qui a donné toutes les autorisations à la mairie pour faciliter les travaux de la Samaritaine, qui porte atteinte à l’alignement pré-haussmannien de la rue de Rivoli ; ou encore dans l’affaire de Roland-Garros, où il semble admettre d’avance, avec le ministère de l’Écologie, le massacre du site classé (loi de 1930) et inscrit (loi de 1913). Pire, à Fontainebleau, où la belle halle du marché d’Esquillan (1942) avait été sauvée par des militants en mars et protégée par une instance de classement du ministère, ce même ministère a retiré sa mesure trois mois plus tard, se couvrant de ridicule, et ouvrant la voie à une destruction totale de l’édifice, effective fin septembre. À Abbeville (Picardie), à Gesté (Maine-et-Loire), où tombent de grandes églises du XIXe siècle, il est gêné mais ne fait rien, s’abritant derrière l’absence de protection de ces édifices... qui est de son ressort ! Au mont Saint-Michel, après des années de travaux pour le rétablissement du caractère maritime, l’affaire du gué et de sa hauteur va aboutir, triomphe de l’intelligence administrative, au dynamitage partiel du rocher historique pour faciliter les accès !

Cette litanie d’échecs récents ou en cours inquiète, voire décourage les bonnes volontés, tandis que l’habitude prise de déroger aux règles communes dans les grands dossiers délite le sentiment que la contrainte est juste et également partagée.

Mais il y a plus inquiétant. Au lieu de chercher à améliorer son action de manière concrète, le ministère de la Culture s’est mis en tête de fabriquer une nouvelle « loi Patrimoine », annoncée pour 2014 Disons-le franchement : il y a des progrès sensibles qu’il faut encourager, comme la prise en compte des ensembles mobiliers ou des « domaines nationaux » – la Sppef n’a eu de cesse de dénoncer leur grignotage discret, à Versailles, Saint-Cloud ou Compiègne. Mais la simplification de certains dispositifs, notamment celle de la protection des ensembles urbains, fondue sous une nouvelle appellation, la « cité historique », semble poussée trop loin et manquer en partie son objet [...]

Tout cela intervient alors que, de son côté, le ministère de l’Écologie, dans le cadre de la loi « Biodiversité et paysages » (sic), envisage de modifier la belle loi de 1930, si chère à notre Société. Les sites inscrits disparaîtraient, sous prétexte d’une gestion difficile et de nombreuses dégradations intervenues dans ceux qui, par milliers, existent aujourd’hui. Mais un tel enjeu ne mérite-t-il pas une concertation plus large et, surtout, un véritable bilan de la situation sur le terrain ? Pourquoi se priver de la souplesse d’un système à deux niveaux de protection, classé et inscrit, dont la loi de 1913 a montré l’intérêt ?

2014 sera donc une année cruciale pour le patrimoine. L’État prend un grand risque en ébranlant le système pour mieux le refaire, l’enfer étant, comme chacun sait, pavé de bonnes intentions. S’il l’on osait une métaphore architecturale, il nous semble qu’il faudrait plutôt entretenir que restaurer… c’est-à-dire mieux faire fonctionner ce qui existe que de toucher aux règles nées d’un siècle de sagesse et d’expérience. Cette maladie bien française ferait-elle partie, décidément, de notre patrimoine ?
1. Le journal Le Monde a donné dans son édition du 15 septembre dernier, sous la plume de Frederic Edelmann, une curieuse présentation de ce texte majeur de notre système de protection.

La SPPEF tient à remercier Michel Fulla pour sa participation à l’élaboration de ce numéro et notamment pour avoir recueilli les propos de Michel Desvigne.