Tour Eiffel : la mairie peut-elle encore tirer sur la corde ?

Devenue le symbole de Paris, la Tour Eiffel ferait presque oublier qu’elle n’est qu’une création à l’origine éphémère, conçue pour l’exposition universelle de 1889. Sa pérennisation nécessite par conséquent des soins d’entretien constants. Gustave Eiffel, qui préconisait de la repeindre tous les sept ans, affirmait d’ailleurs : « ce qui est le plus important est de s’opposer à un commencement de rouille ». Et commencement de rouille il y a, un peu partout, comme le montrent de nombreux clichés, sans pour autant menacer la stabilité de l’ouvrage.

Les travaux de peinture, faits en hauteur et sans interrompre les visites, sont aujourd’hui plus couteux et complexes à mesure du renforcement des normes, notamment relatives au plomb. D’autant que, pour bien faire, il faudrait décaper les anciennes strates de peinture. Cela n’a été fait, durant la présente campagne (la vingtième), que sur 5% de l’édifice. S’il s’agit d’une première dans l’histoire de la tour, l’objectif initial de mettre à nu entre 15 et 30% des 245 000 m2 de sa structure n’a pas été atteint. La nouvelle peinture à l’alkyde uréthane, appliquée sur la tour depuis 2002, « tend » en effet les anciennes couches composées d’huile de lin, qui n’adhèrent plus sur l’acier et s’écaillent. L’adhérence de la peinture ne serait même satisfaisante que sur 10% du monument. Badigeonner sur l’ancien revêtement, comme cela est fait actuellement en prévision des Jeux Olympiques, qui plus est uniquement sur les faces externes de la structure, relève du cache-misère. Pourtant, le monument est riche, très riche même, à condition qu’on veuille bien lui laisser son argent.

Trouver des expédients

Or, l’endettement de la ville de Paris impose de trouver partout des expédients. La surexploitation de la Tour Eiffel, monument payant le plus visité au monde selon son site internet, accueillant sept millions de visiteurs par an, est l’un de ceux-là. Les nouvelles ponctions - qui provoqueront une augmentation des tarifs de 20 % - semblent d’ailleurs indolores, 75% des visiteurs de la tour étant étrangers. La société d’exploitation de la Tour Eiffel (la SETE), détenue à 99% par la ville de Paris, est bien incapable de lui résister, si ce n’est par la grève de ses personnels. Celle qui vient de s’achever ne portait pas, il faut le souligner, sur les salaires mais sur le modèle économique imposé à la Tour. Le montant de la redevance versée à la ville de Paris propriétaire vient ainsi d’être porté de 8 à 16 millions et atteindra bientôt 50 millions d’euros, représentant près de 50 % du chiffre d’affaires de la Société d’exploitation.

Un monument simplement inscrit

Comment défendre la Tour Eiffel si ces ponctions la mettaient en danger, comme l’affirment les syndicats ?

Celle-ci a été inscrite au titre des monuments historiques le 24 juin 1964, sous le ministère d’André Malraux. Il s’agit du degré le plus faible de protection pour un monument, ce qui est surprenant au regard de l’importance du chef-d’œuvre de Gustave Eiffel pour l’histoire, l’art et la technique. Cette sous-protection est en définitive révélatrice. Il était tout simplement inconcevable que la Tour Eiffel, propriété de la ville de Paris, puisse être menacée dans sa conservation.

Or, seul un classement au titre des monuments historiques permet à l’Etat d’utiliser certains instruments de contrainte. Un monument classé peut ainsi bénéficier de travaux faits d’office par la puissance publique, voire être exproprié pour cause d’utilité publique en cas de négligence extrême de son propriétaire. Soulignons, toutefois, que le coût des travaux faits d’office doit nécessairement être assumé à 50% par l’Etat, ce qui serait paradoxal concernant le monument le plus riche de France.

L’extension du domaine commercial

Si l’entretien de la Tour Eiffel est négligé, son exploitation ne l’est pas, et colonise même ses abords, au risque de les dénaturer.

Que dire en effet de la privatisation, par une muraille de verre, du jardin Belle époque situé au pied la tour ? La sécurité n’est ici qu’un prétexte puisque les visiteurs, parqués dans un circuit de barrières longeant le mur vitré, y sont particulièrement exposés. Ces aménagements ont, en réalité, créé une zone d’exclusivité commerciale, d’où les vendeurs à la sauvette sont exclus et où le coup d’œil vertigineux sous la tour, jadis gratuit, devient en pratique payant. L’effet produit sur le monument et le Champ de Mars est désastreux. Le mur - sale et sujet aux reflets - est tout sauf transparent, nuisant à la perspective vers l’Ecole Militaire ou le Trocadéro, comme aux promeneurs devant contourner ce dispositif peu esthétique.

Le « projet One », annoncé comme la réalisation emblématique des mandats d’Anne Hidalgo, n’y remédie nullement, malgré son objectif affiché de rétablir l’unité de la composition de part et d’autre de la Seine. Il consacre l’existence de cette mise sous douane et la renforce même par la création de « bagageries ». Ces bâtiments en croissant, flanquant la zone déjà privatisée, seraient utiles aux touristes visitant Paris en 24 heures... Non contentes d’encourager un modèle touristique peu vertueux, les bagageries sont surtout un prétexte pour accueillir des commerces : restaurants, vente de souvenirs, etc. Des « bureaux » semi-enterrés, associés à un « accueil VIP », devaient également être construits en contrebas de la tour, alors que le centre Emile Anthoine, tout proche, pouvait les accueillir. Le béton menace ainsi le Champ de Mars, d’autant que les structures supprimées dans le même temps, légères ou situées à l’intérieur des piliers de la tour, ne sont nullement comparables aux bâtiments projetés.

Cette privatisation rampante d’un jardin public à des fins commerciales, comme accessoire de l’exploitation de la Tour Eiffel, pose problème. Elle se fait au détriment du monument, mais aussi de la nature, pourtant protégée en ce lieu depuis 1959 par un classement au titre des Sites. Les constructions du projet One impliquaient ainsi, à rebours des discours de la municipalité, l’abattage ou le dépérissement de certains des plus vieux arbres du Champ de Mars.

Une levée de bouclier a contraint l’exécutif parisien d’abandonner son projet. Mais le permis de construire correspondant, attaqué par les associations, n’a toujours pas été retiré. Il est même actuellement défendu bec et ongle devant les tribunaux par les avocats de la ville.

Préférer l’évènement à l’entretien

La gestion de la Tour Eiffel est, en définitive, révélatrice de l’erreur dans laquelle s’enferre la mairie de Paris depuis des années : négliger l’entretien régulier de son patrimoine pour privilégier de ruineuses « réinventions » urbaines (le projet One coutera plus de 100 millions d’euros), l’évènement quasi-permanent et l’exploitation commerciale à outrance. Ainsi, la Tour Eiffel suscite d’innombrables mises en lumière et spectacles pyrotechniques, habits éphémères faisant oublier qu’elle nécessite de faire peau neuve.

Julien Lacaze, président de Sites & Monuments

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