Préserver Courbevoie : demande de protection des annexes d’une villa du XIXe siècle

Maison de 1884. Façade nord.

La villa sise 9 rue Cantin à Courbevoie fait partie des 55 bâtiments protégés par le PLU de Courbevoie du 29 septembre 2020. Cependant, cette protection est limitée à la seule villa et ne prend pas en compte l’intérêt particulier de cette propriété.
La villa a en effet conservé le volume initial de sa parcelle, comprenant ses dépendances et son jardin, créés en 1884. L’habitation, l’ancienne buanderie, l’ancienne écurie et le jardin orné d’un magnolia remarquable de 1927 forment un ensemble unique à plusieurs titres. C’est un témoin des usages domestiques de la fin du XIXe siècle tout autant qu’un vestige de l’urbanisation pavillonnaire ancienne de la ville. C’est aujourd’hui un ensemble architectural harmonieux participant à l’esthétique de Courbevoie, caractérisée par la présence de jardins d’ornement entourant des villas.
De nombreuses villas subsistent encore à Courbevoie, cependant le 9 rue Cantin est à ce jour un des derniers témoins d’un ensemble qui nous soit parvenu dans son intégrité et remarquablement conservé.

La création du Lotissement Cantin à Bécon-Les-Buyères

La plaine de Bécon, réservée à la vigne et à la culture, sort de sa léthargie au milieu du 19ème siècle avec la construction de la ligne de chemin de fer qui vient de Montparnasse. La gare d’Asnières entre en service en 1837 (Paris – St-Germain en Laye) et celle de Courbevoie en 1839 (Paris à Saint-Cloud et Versailles). En 1892, une gare est ouverte à l’endroit où la ligne unique venant de Paris, diverge vers Versailles ou vers St-Germain. On la baptise Bécon-Les-Bruyères, du nom des deux quartiers qu’elle dessert.

Monographie de L. A. Cantin dans le n° 54
de « Les hommes d’aujourd’hui » 1879 dessin de GIL.

Monsieur Louis Alexandre Didier Cantin, Directeur du théâtre des Bouffes Parisiens, mandataire de Madame Chabrillat (Louise Cantin, sa fille, mariée à Mr Chabrillat, Directeur du théâtre l’Ambigu), décide en 1880 de lotir un terrain situé entre la gare d’Asnières et la future gare de Bécon. Les lots se répartissent autour d’une voie privée qui portera le nom de rue Cantin.

Le règlement du lotissement est défini dans les contrats de vente dans les termes suivants : «  L’acquéreur aura concurremment avec les acquéreurs passés et futurs de Mr Cantin, le droit de circulation à pied et à cheval et en voiture dans ladite rue et ce à perpétuité… Elle devra entretenir ladite rue au droit de son terrain dans la moitié de sa largeur sans jamais pouvoir l’encombrer. Elle devra absorber chez elle toutes les eaux pluviales et ménagères. Elle devra se clore sur la rue Cantin par un treillage ou un mur d’un mètre de hauteur avec grille ou treillage à claire voie et non autrement  ».

Le cadastre napoléonien consultable aux archives départementales nous apprend que Mademoiselle Vincent, célibataire avisée, achète cinq lots, les N° 3/5/7/9 et 11 de la rue Cantin et achève une construction neuve sur chaque parcelle entre 1884 et 1885.

La première imposition de la maison au 9 rue Cantin date du 1er janvier 1885, la maison a donc été terminée avec ses fenêtres fermées au cours de l’année 1884. Elle pourrait avoir été terminée fin 1883 mais déclarée à l’administration seulement le 27 janvier 1884, jour de la vente à Monsieur Jacquet, afin d’économiser une année de taxe.

La maison de 1884

C’est un petit pavillon de style classique, d’environ 40m² au sol, de forme carrée (6m x 6,50m sur rue) avec deux étages dont le dernier mansardé. Il bénéficie de 14 ouvertures.

Maison de 1884. Pignon ouest.
Maison de 1884. Façade sud.

Sa façade nord côté rue est parfaitement symétrique et joliment chargée en « plâtreries ». Son pignon côté ouest est symétrique grâce à une fausse fenêtre aux persiennes fermées, accolée à une fenêtre bien réelle. La toiture est ornée de faitières, pinacles et têtes de cheminée de la Grande Tuilerie de Bourgogne à Montchanin.

Plâtres décoratifs au-dessus des fenêtres côté rue.
Faitières Montchanin.

Les murs sont en briques creuses. Elles sont enduites avec dessins de modénatures et de tableaux. Les parties en creux sont recouvertes d’un enduit lisse couleur brique sombre avec imitation de joints.

Le rez-de-chaussée est surélevé sur une cave avec murs en moellon de calcaire. Sur la façade nord, deux soupiraux percés de chaque côté de l’escalier permettent l’aération. Sur la façade sud, une porte à charbon permet de décharger le charbon dans la cave.

  • L’extension de 1898

Avec la création de la gare de Bécon en 1892, le quartier se transforme. La famille Jacquette a déjà fait une extension de deux ouvertures en 1890, portant le nombre d’ouverture à 16, mais la maison reste trop petite pour eux. Ils se lancent dans un projet qui va leur faire gagner de l’espace et de la visibilité sociale en transformant le modeste pavillon en une amusante maison de style « castel ». Les travaux sont finis en 1898. En 1899 ils paient les taxes pour une maison de 21 ouvertures.

L’extension est faite vers l’est jusqu’à la limite de propriété. Elle consiste en une tour et sa terrasse,
La tour vient volontairement casser la symétrie classique de la maison d’origine, elle transforme une forme géométrique simple en une sculpture dynamique dans le style « castel » de l’époque. La terrasse vient créer une frontière floue entre intérieur et extérieur.

Le « fantôme de la maison initiale » reste toujours présent, car la double pente de la toiture, avec ses lambrequins, a été heureusement conservée.

Le pavillon de 1884 avec son extension de 1898 (la tour et sa terrasse).

L’architecte se fait plaisir sur cette petite tour et les propriétaires ne lésinent pas sur la dépense. Toiture en ardoise à rupture de pente, épi de faîtage en zinc, large débord avec consoles à toupies, deux lucarnes en chien assis, souche de cheminée monumentale (elle dessert 4 conduits), balcon en pierre avec garde-corps bombé, terrasse avec balustres en terre cuite, céramiques architecturales de qualité. Il n’installe pas moins de vingt-quatre rosaces entre les consoles de la toiture et choisit parmi les cinquante modèles du fabricant le modèle le plus cher du catalogue (modèle n°208).

Masque de de faune N°206, Grande Tuilerie d’Ivry Muller et Cie.
Frise N°106, Grande Tuilerie d’Ivry Muller et Cie
Rosace N°208, Grande Tuilerie d’Ivry Muller et Cie.

L’extension de 2013

En 2013, la maison est de nouveau étendue. L’extension est un bâtiment séparé du pavillon qui permet d’en conserver toutes les façades et ne nuit pas à sa lisibilité. C’est une structure métallique légère habillée en façades rideau avec des surfaces vitrées ininterrompues sur trois côtés pour éviter l’aspect massif, sa hauteur est inférieure à celle du pavillon et les garde-corps sont en verre pour en limiter l’emprise visuelle et laisser la première place au pavillon, le deuxième étage est en attique pour alléger le volume, la teinte est blanche uniforme pour plus de discrétion.

Les dépendances de 1884 : écurie, buanderie et serre

La maison dispose d’un terrain de 600 m², qui permet d’accueillir quelques dépendances bien pratiques : une écurie et sa remise, au fond à droite. Une buanderie et son bûcher à gauche, prolongé par une serre. Le plan ci-dessous de 2006 en donne un bon aperçu.

Plan de la parcelle avec les dépendances de 1884.
  • L’écurie et la remise

Bécon en 1884, c’est la campagne. La voiture est encore inconnue et le moyen de transport individuel est le cheval avec la calèche. Il est indispensable d’avoir une écurie et une remise. Les propriétaires n’ont pas de cocher à loger, le bâtiment est donc sans étage, et réunit les deux fonctions dans un même volume séparé par une cloison en bois. Le bâtiment est implanté dans le coin de la parcelle à l’opposé de la maison. Ainsi, on limite les odeurs de fumier.

L’écurie est divisée en deux parties :
- Un box pour le cheval, équipé d’une porte à battant haut et battant bas. Le sol est en pavés de grès carrés. Les pavés dessinent une rigole qui permet d’évacuer les liquides à l’extérieur.
- Un espace pour remiser la sellerie ou la carriole, et pour stocker la nourriture du cheval. Cet espace était équipé d’une porte à double battant toute hauteur, comme on le voit sur la photo de 1932. Une imposte en brique a été mise en place plus tard.
Les murs sont en briques creuses à 6 trous identiques à celles du pavillon, montées sur une assise de 60 cm en brique pleine. Les angles du bâtiment et les côtés des ouvertures sont couverts d’un enduit plâtre qui dissimule la tranche des briques creuses et souligne l’aspect filant des portes jusqu’à la gouttière.
Les portes de l’écurie et de la remise sont d’origine. Elles sont montées à tenon et mortaises chevillées.
La remise accueillera une Citroën B14 à partir de 1931. Le propriétaire agent d’assurance circule régulièrement, et l’entretien de sa voiture lui demande de passer beaucoup de temps dans l’écurie/remise même en hiver. Pour cette raison il met des joints sur les portes et y installe un poêle. Dans les années 80, c’est une Diane qui y dort. Les petites dimensions de ces voitures et les 80 ans sans changement de propriétaire ont permis de préserver l’écurie.

L’écurie et la remise en 1932
L’écurie aujourd’hui : dans son jus, mais intacte.
L’écurie avec comme voisin un magnolia de Soulange de 1927.
Les briques creuses à 6 trous utilisées pour l’écurie et la maison. Les cannelures devaient les rendre très adaptées à supporter un enduit de façade (ce qui était le cas sur la maison).
  • La buanderie

Pour notre génération, une buanderie est une pièce d’une maison où on place un lave-linge et un sèche-linge. Au XIXème, c’est un local séparé, proche ou attenant à la maison, possédant généralement un four en brique. On y fait, jusqu’en 1880, la buée, une lessive traditionnelle dans des baquets en bois utilisant la force des ménagères. La commercialisation des lessiveuses en 1880 va permettre de mécaniser cette tâche en établissant un circuit d’eau poussée par la vapeur. Le 9 rue Cantin, a conservé sa buanderie dans le jardin. C’est une maisonnette de deux mètres sur six qui abrite :
 Une pièce de 2m x 5m disposant d’une porte et d’une fenêtre, équipée d’un fourneau en brique sur lequel on pose les lessiveuses pour y faire bouillir l’eau, et d’un conduit de cheminée pour évacuer la fumée ;
 Un auvent de 2m x 1m, fermé sur les côtés, servant de bûcher pour stocker le bois de chauffage ;
 Un grenier sous toiture accessible par une porte en façade nécessitant une échelle.

L’esthétique de la façade est travaillée, avec des lambrequins sous la toiture et de faux colombages. Les murs de la buanderie sont en partie en briques et en partie en blocs de mâchefer. Les tuiles sont d’origine (1884) c’est un modèle « petit moule croisé » fabriqué par D. Hornez Bourlon.P.D.C.

Le buanderie la serre et le magnolia en 2021.
Les tuiles de 1884 de la buanderie, toujours en état après 138 ans.

Lorsque la première machine à laver arrive au 9 rue Cantin, les lessiveuses sont remisées au grenier de la buanderie avec quelques pains de savon. Elles sont toujours sur place.

  • La serre
    Une serre, dans le prolongement de la buanderie permet de préparer les semis pour le jardin potager. Elle mesure 5,50 mètres de longueur sur 2 mètres de largeur.
  • La clôture
    La clôture côté rue est conforme au cahier des charges du lotissement. Elle consiste en un muret bas en moellon de calcaire, protégé par un chapeau de briques à deux pentes. Six poteaux carrés viennent supporter une grille à claire voie couronnée de fers de lance. Trois poteaux au moins sont d’origine, en moellon de calcaire avec une pierre de couverture d’une seule pièce au sommet.
    La porte piétonne est d’origine. Elle est équipée d’un cache vue semi ouvrable. A son pied on trouve un décrottoir. La cloche montée sur ressort à disparue mais son capot est encore en place.

    Dans l’enceinte, l’entrée piétonne est séparée du jardin par une grille dont la partie centrale est ouvrante. Cette séparation pouvait permettre d’avoir des animaux en liberté dans le jardin, sans crainte qu’ils s’échappent dans la rue lors de l’entrée d’un visiteur.

Le jardin

  • Gravier, buis, fleurs et pelouse
    Le jardin de la famille Thomann nous est connu dès 1930 grâce aux albums de famille et aux carnets de Georges Thomann. Il jardine avec plaisir, prend soin de la pelouse, plante des fleurs, myosotis, anthémis, œillets, cannas, dahlias, pivoines, et entretient un coin potager avec salade, oignons, radis, persil, cerfeuil, carottes et haricots.
    Sur une photo de 1931, on voit le jardin en plein aménagement. Un rectangle de buis entourant une pelouse est créé en face de la maison et les tas de gravier attendent d’être répartis dans les allées. Le rectangle de buis, si typique de ces jardins anciens, a malheureusement été décimé par la pyrale du buis depuis 2014, puis par Cylindrocladium buxicola depuis 2020.
  • Le Magnolia de Soulange
    Sur la même photo de 1931, au milieu du rectangle de buis, on aperçoit un Magnolia de Soulange d’environ quatre ans fraichement planté. Il est toujours présent aujourd’hui et aura 100 ans en 2027.
    Un Magnolia de Soulange peut vivre jusqu’à 150 ans, celui du 9 rue Cantin, bien entretenu, a donc encore de belles années devant lui. Il continue de grandir de manière presque envahissante et déborde de l’ancien carré de buis, il fait plus de sept mètres de haut, couvre une surface d’environ 60 m² et son tronc a une circonférence de plus de deux mètres à l’endroit le moins large du pied.
  • Fruits et légumes

Conclusion

Compte tenu de l’intérêt patrimonial, esthétique et historique de cet ensemble, la SPEFF a demandé officiellement à la mairie de Courbevoie, de prendre les mesures adéquates pour le préserver. À court terme d’être vigilante sur les permis de construire et de modification/extension qui pourraient menacer cet ensemble. À la prochaine modification du PLU, d’intégrer comme éléments à protéger : les deux annexes (buanderie et écurie), les clôtures sur rue, ainsi que le jardin et son magnolia ancien.

Philippe LE PORT