Un décret du 8 avril 2020 relatif au droit de dérogation reconnu au préfet (voir ici), passé inaperçu du grand public, risque d’affaiblir encore notre planification urbaine au profit d’une "logique de projet", du "faire" tant vanté au détriment de la cohérence urbaine. Ce décret généralise en réalité une "expérimentation" issue d’un décret du 29 décembre 2017 (voir ici), qui n’a pas véritablement été évaluée. Seul un rapport d’information des sénateurs Jean-Marie Bockel (Union Centriste) et Mathieu Darnaud (Les Républicains) intitulé « Réduire le poids des normes : interprétation facilitatrice et pouvoir de dérogation aux normes » (Session 2018-2019, n°560), remis au Sénat le 11 juin 2019, en tire les enseignements partiels.
La portée des dérogations
Le décret du 8 avril prévoit ainsi que « Le préfet de région ou de département peut déroger à des normes arrêtées par l’administration de l’Etat pour prendre des décisions non réglementaires relevant de sa compétence dans les matières suivantes : 1° Subventions [...] des associations et des collectivités territoriales ; 2° Aménagement du territoire et politique de la ville ; 3° Environnement, agriculture et forêts ; 4° Construction, logement et urbanisme ; […] 6° Protection et mise en valeur du patrimoine culturel ; […] » (voir ici).
En clair, le préfet ne peut déroger à une loi, mais aux seuls décrets ou arrêtés, et ne peut créer une nouvelle norme d’application générale, la dérogation ne pouvant ainsi régler qu’une situation individuelle.
Le texte prévoit les garde-fous suivants : les décisions dérogatoires du préfet doivent « Être justifiée par un motif d’intérêt général et l’existence de circonstances locales », « Avoir pour effet d’alléger les démarches administratives, de réduire les délais de procédure » et « Ne pas porter[…]une atteinte disproportionnée aux objectifs poursuivis par les dispositions auxquelles il est dérogé. » (voir ici).
Application du texte au patrimoine
Nous avons vu l’usage qui avait été fait de la dérogation en matière d’éoliennes (voir ici). La protection du patrimoine bâti, perçue encore et toujours comme entravant l’activité, est également concernée par ces dérogations.
Une note du ministère de la Culture (Direction générale des Patrimoines) aux préfets de Région du 5 mai 2020 précise que, « Par exemple, le décret peut permettre de déroger à l’obligation de produire une pièce prévue par la partie réglementaire du code du patrimoine pour une demande d’autorisation de travaux sur un monument historique classé ».
Plus grave, « Concernant les documents de gestion des sites patrimoniaux remarquables, le décret permet de déroger aux règlements approuvés par l’Etat. Cela vise les plans de sauvegarde et de mise en valeur (PSMV) […]. Ces documents faisant l’objet […] d’une élaboration conjointe entre l’Etat et cette autorité, cette dérogation pourrait le cas échéant intervenir après consultation de la collectivité concernée ».
Un immeuble "à conserver" dans un Site Patrimonial Remarquable (ancien secteur sauvegardé) pourrait ainsi être démoli sur dérogation prefectorale à la demande d’un maire sans même recourir à une procédure de révision ou de modification du PSMV. Il suffirait pour cela d’invoquer un but d’intérêt général, par exemple celui de la salubrité publique (notamment matérialisé par un arrêté de péril) ou du développement économique. Il faut rappeler que la loi ELAN paralysait déjà l’avis de l’ABF en matière d’immeubles en péril mais, paradoxalement, pas les effets du règlement du PSMV (voir ici)...
Le rapport d’information des sénateurs Jean-Marie Bockel et Mathieu Darnaud de juin 2019 donne quelques exemples de dérogations fondées sur un "besoin économique" et une volonté locale : « le préfet de l’Yonne a autorisé la délivrance d’un permis de construire pour une usine de méthanisation située en zone bleue du plan de prévention des risques d’inondation (PPRI). Le PPRI était en révision et il était vraisemblable que la zone bleue concernée allait être déclassée pour devenir une zone constructible. Dans ce cadre, les services de l’État ont, par anticipation de cette révision, modélisé le risque d’inondation afin de s’assurer que le terrain allait bien sortir de cette classification. Grâce à ce droit à dérogation, ces services ont donc pu répondre à un besoin économique » (voir ci-dessous, p. 78-79).
Un décret pernicieux
Le décret met en œuvre des principes pernicieux, curieusement mis en exergue dans le rapport Bockel-Darnaud : « Comme le souligne le préfet du Haut-Rhin, la pratique de la dérogation est largement contraire aux principes mêmes de fonctionnement de la fonction publique et à sa culture professionnelle : « l’exercice d’une dérogation est contraire à la culture des fonctionnaires, dont le métier est d’appliquer la loi et d’écarter les demandes qui lui sont contraires. Le principe d’égalité est profondément ancré dans la mentalité des fonctionnaires, et leur imagination pour trouver des cas de dérogations est peu développée » » (voir ci-dessous, p. 35-36). Le préfet de Vendée développait aussi, on l’a vu, des conceptions passablement inquiétantes (voir ici).
Les auteurs du rapport sénatorial indiquent d’ailleurs, ce qui ne pourra que séduire le Gouvernement, les prochaines étapes de cette nouvelle menée dérégulatrice :
« • Recommandation 16 : Étendre le droit de dérogation, par les autorités décentralisées, aux actes des collectivités territoriales.
• Recommandation 17 : Envisager l’autorisation de dérogations à des normes législatives ou règlementaires sollicitées par les collectivités territoriales et relatives à leurs compétences, sous réserve d’un accord au cas par cas du Sénat.
• Recommandation 18 : Envisager la suppression de la liste limitative de domaines pour lesquelles la dérogation serait possible. A minima, étendre les domaines concernés : transports...
• Recommandation 19 : Envisager la suppression de la condition relative à l’existence de « circonstances locales » pour déroger.
• Recommandation 20 : Envisager la possibilité pour le représentant de l’État de déroger à des décisions relevant de la compétence des autorités supérieures » (voir ci-dessous, p. 46).
Bien que planifiée de longue date, et présentée à l’origine comme une façon de rapprocher les décisions des citoyens, cette nouvelle dérégulation est aujourd’hui justifiée par la crise du coronavirus. Selon le communiqué du ministère de l’Intérieur, ces dérogations seraient « un outil utile pour faciliter la reprise de notre pays » (voir ici).
Julien Lacaze, président de Sites & Monuments
Note de la Direction générale des patrimoines aux préfets de Région du 5 mai 2020
Rapport d’information des sénateurs Jean-Marie Bockel et Mathieu Darnaud du 11 juin 2019